mercredi 21 septembre 2022

Le Bureau des Aliénés

Lorsque mon grand-père est mort, ses livres ont été partagés dans la famille et j’acquis une ancienne édition des Mémoires d’outre-tombe. Lorsque, récemment, je voulus en entamer la lecture, je trouvai, dans le premier tome, des petites feuilles de papier, découpées pour ne pas dépasser du livre, et dissimulés entre diverses pages. J’ignore comment ce texte, que j’ai décidé de recopier et de diffuser ici, parvint entre les mains de mon grand-père, mais j’ai pensé que cet étrange témoignage avait quelque intérêt.

J’ai conservé les fautes et les maladresses, voire les incohérences, que l’auteur, dans sa précipitation, je suppose, y a laissé. J’ai reproduit typographiquement les ratures de l’original.

Le titre, bassement commercial, est évidemment de moi.

Voici donc le testament de cet étrange Robert d’Ycres.


*


Nul ne sait comment cela a commencé, ni qui a l nous a mis sur pied. Aucune archive ne consigne trace des la missions que nous nous sommes donnée il y a sans doute moins d’un siècle. Certains racontent que Churchill aurait joué un rôle, d’autres, encore plus délirants, sans doute, s’imaginent que c’est Napoléon qui missionna le premier d’entre nous. Mais est-ce vraiment ce qui compte ?

Nous n’avons même pas de nom. Sommes-nous une sorte de franc-maçonnerie de la folie ? Une Internationale de la psychose ? Une confédération des malsains d’esprit ? Peu nous importe à vrai dire. Un seul point d’appui, un seul signe de reconnaissance nous unit : Héraclius Gloss.

Le Docteur Héraclius Gloss, nouvelle de jeunesse et posthume de Maupassant, avait l’avantage de constituer une référence qui, tout en conservant son authenticité, était moins fameuse que le Horla, le Maupassant du commun.

Quiconque était mis dans la confidence de nos entreprises savaient savait deux choses, s’il était amené à croiser un camarade inconnu, après avoir orienté la conversation sur Maupassant, quitte à en expliquer un peu la biographie et l’ouvre si le converse jouait les ingénus ou : toute mention immédiate du Horla, dans l’imméd tout désintérêt porté au Horla signifiait que la personne n’était de la confrérie. Sa mention immédiate valait pareille disqualification, si le personnage se montrait plus lettré. En revanche, la connaissance mutuelle de l’étrange récit du Docteur Héraclius Gloss valait pour code préalable à toute interrogation suspicion de commune appartenance à la société susmentionné.

 

Mais je m’égare. C’est que, voyez-vous, comme tous mes camarades ma psyché n’est pas faite d’ordre et de calme, bien que je tente ici sur ces feuillets, poussé par une impulsion mystérieuse, de vous conter notre épopée, me sentant autorisé à le faire par le fait que, de toute manière, aucun lecteur n’y prêtera foi. Dans quelques heures, après en avoir achevé l’écriture et pardonnez-moi, Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, pour les maladresses que contiendra, nécessairement, quelques qualités de style que je rêve de posséder, ce testament que je livre à une postérité qui l’ignorera, comme tout le reste de ce que j’ai entrepris je glisserai mon cou dans le nœud coulant qui pend à la poutre de ma petite chambre de bonne, seul logis que dans mon état nécessiteux j’ai pu me permettre. Comme tout ce que j’ai jamais fait dans ma vie ceci est un coup dans l’eau, et c’est le dernier que j’ai la force d’y porter, coup qui laissera quelques instants des vagues ondoyantes avant que l’oubli ne vienne tout recouvrir.

 

(L’oubli a été la passion dominante de toute mon existence, comme le dit à peu près l’étrange Guy Debord dont j’eus à quelques occasions l’occasi l’opportunité de partager l’ivresse, loin de rivaliser avec la sienne, et sans susciter chez lui davantage d’intérêt que chez aucune des figures un peu éminentes que j’ai pu croiser à part René Daumal, mais il était sur le point de rendre son dernier souffle… Disciple acharné du mythe de Theuth, la ma seule véritable ambition a été de faire revenir l’humanité avant l’invention de l’écriture, d’abolir la lettre pour rétablir le règne de l’Esprit. Je dois vous confier, inexistants lecteurs, que dans d’étranges périodes d’exaltation turbulentes et dénuées de sens, j’ai pu croire cela réalisable, par divers moyens que je me proposais de mettre en œuvre… Mais je m’égare encore, par égotisme je parle de ce qui aurait dû être de ma grande œuvre, l’apocatastase du Verbe, alors que c’était d’une toute autre aventure que je m’étais fixé la tâche de vous entretenir.)

 

Notre confrérie, donc. Fous, délirants, psychotiques, mes frères en humanité. Dans l’un de ses articles, dans l’un de ses recueils j’ai oublié le nom de l’un comme de l’autre René Guénon nous parle des « gens du blâme », étranges énergumènes ayant perdu la raison qui, s’y je me souviens suffisamment bien de ce qu’en dit cet étrange penseur (approché, lui-aussi, mais ne recueillant de sa part que mépris pour avoir frayé, quoiqu’avec distance, avec les cercles le mouvement surréaliste) étaient considérés comme des individus s’étant arrêté en ce point funeste dans le mouvement de leur élévation spirituelle. J’oublie de dire que Guénon nous parle ici d’Islam, et mais je serais bien incapable d’en préciser la religion, l’obédience, quoique je soupçonne dans pareille manière de voir des affinités avec le soufisme.

Les fous, donc, ont été très diversement considérés, selon les latitudes, selon les temps. Et le petit Paul, comme d’autres, de la louer : « La croix est une folie qui humilie la sagesse des sages. » D’aucuns prétendent qu’on en fait des Chamans sous d’autres latitude. Foucault a dit bien des sottises sur le sujet dans son Histoire… mais ce n’est pas là mon propos.

1967

Mais je me rends compte que, écrivant sans plan, j’ai omis de vous parler un peu d’Héraclius Gloss, héros éponyme de la nouvelle de Maupassant qu’il n’est pas certain que vous ayez lu. J’écris de mémoire car je n’ai pas le courage de fouiller le tas de livres qui me sert de bibliothèque de Diogène, mais en voici grosso modo le propos : un homme découvre, dans une vieille échoppe, un livre d’un certain Docteur Héraclius Gloss. Il y est question de métempsychose et autres fadaises Guénon m’en soit témoin ! et toujours est-il que notre bonhomme se figure en être la réincarnation. Pour des raisons liées à cette épiphanie, dont j’ai oublié les détails, il se retrouve à l’asile. Il y sympathise avec un autre homme auquel il révèle son secret « Mais c’est moi, Héraclius Gloss ! » s’exclame son interlocuteur. Je ne me rappelle plus la suite, mais les deux avatars ne conçoivent pas une grande sympathie pour l’imposteur qu’ils viennent de rencontrer ; s’en suit, je crois, bagarre. J’ignore si les Christs se frappent parfois sur la joue droite avant de se tendre la gauche dans les institutions où on les enferme faute de reconnaître leur qualité de Messie…

Mais nous autres, les Héclius Gloss dont je me propose, après ce laborieux préambule, de vous entretenir, nous nous entendions à merveille puisqu’unis, lorsqu’en quelques institutions nous nous croisions, rendre le quotidien des aliénés plus un peu plus supportable. Il était rare, en vérité, que deux Héraclius Gloss se croisent, et si j’ai commencé par là c’est d’abord, bien entendu, parce que c’est le cas auquel invite la nouvelle homonyme de Maupassant, mais aussi parce que dans ce jeu étrange c’était la circonstance qui donnait lieu aux activités les plus exaltantes, où nos agissements discrets, effectués de conserve, donnaient les meilleurs résultats. Je crois bien que nous avons permis à quelques individus de sombrer dans la démence la plus noire, il est certain que nous avons sauvé quelques vies et abrégé, il est vrai, certaines, puisque le code non-écrit de notre groupuscule, en ne nous donnant pas d’information précise quant aux buts à atteindre sinon celui de soulager la souffrance de nos frères humains, nous pouvait nous donner le sentiment d’avoir l’autorisation d’en venir aux dernières extrémités lorsque tout espoir était perdu… Je me souviendrai toujours de Jean. Jean semblait bouillir d’une telle souffrance intérieure que seule la douleur physique semblait un peu le soulager en le détournant d’elle. Toute occasion lui était bonne pour se faire mal, et malgré la surveillance constante dont il était l’objet je parvins à lui faire parvenir une lame de rasoir qui fit jaillir sa mort dans une ultime effusion de sang.

Paul, lui, était délirant au dernier degré. Il se croyait emprisonné car il était le véritable souverain pontife. Je fus le seul à écouter son récit, comment on lui avait subtilisé substitué un sosie, et n’hésitais pas à lui donner du « Sa Sainteté ». Car notre mission ne consistait parfois qu’en cela, écouter de pauvres bougres, d’évidence perdus pour la raison, avides d’une oreille qu prête à leur prêter attention. Jacques, paranoïaque, je parvins à davantage l’aider, à vraiment l’aider je veux dire… mais je pense que j’en ai dit assez pour que vous ayez compris en quoi consistait la mission des Héraclius Gloss.


Mon testament est déjà long, je n’ai rien dit et j’ai pourtant l’impression d’avoir tout dit. Les forces m’ont quitté. Fou moi-même, j’ai trop fréquenté la folie des autres, me suis trop fait l’éponge des psychés déstructurés, en miettes ou en feu, dans la souffrance muette ou bavarde. Peu d’écrits là-bas, et notre confrérie, faute d’organigramme connu ou même existant, n’exigeait nul rapport. Cela me convenait bien. Les sept amis auxquels j’ai confié les sept uniques exemplaires de mon seul livre l’ont brûlé, conformément à mes instructions, de sorte qu’en ce qui concerne mon œuvre ne resteront que les bribes remémorées par eux qu’ils voudront bien communiquer d’âme à âme, et que le temps déformera, améliorera. Theuth ne triomphe de mon fait que dans cette unique lettre qui (puisque je suppose que mon suicide lui donnera un peu de valeur) sera conservée. Je demanderais bien à la postérité de me pardonner ; je n’aurai pas de postérité.

 

Je laisse ce monde tel que j’y suis entré. Une vie pour rien. J’ai assez bavardé. Theuth a triomphé, et avec lui les forces de la Technique et du Progrès qui n’ont pas fini de ravager l’humanité.

Je m’en vais sans regrets.

Paris, aux lueurs matinales du premier jour de l’automne de l’année 1967

Robert d’Ycres


samedi 15 janvier 2022

Deux hommes sympathiques

 

 [Suite d'Un homme sympathique].


Je ne pensais pas revenir un jour ici. La dernière fois, l’été approchant, la ville était baignée de lumière et le costume qu’exigeait mon emploi était trop chaud ; ce jour de janvier trois couches de vêtements me laissaient sentir le froid et la neige crissait sous mes pas là où elle ne s’était pas encore changée en boue. La nuit commençait à tomber, le temps se mettait au diapason de mon humeur sombre. Je connais bien les bars. Quand on les fréquente assidûment, certains d’entre eux du moins, ceux dont la clientèle se renouvelle peu, on est toujours certain de croiser une majorité d’habitués parmi les convives présents. Celui que je cherchais était de ceux-là, et Robert était de toute évidence de ceux-ci. Je n’avais pas noté le nom de ce bistrot, je ne savais même pas dans quel quartier il se situait. Je me souviens que j’avais marché assez longtemps, que j’avais franchi le canal, et l’avais déniché, confondu parmi des maisons qui se ressemblaient toutes. Il y avait moins d’un an que je m’y étais arrêté si bien que j’étais certain, après quelques déambulations, de le retrouver. Et je le trouvais en effet.


D’un coup d’œil je vis que l’on n’y fumait plus. Les bars restés réfractaires se soumettaient les uns après les autres aux lois scélérates du totalitarisme hygiéniste, pensais-je en mon for intérieur, souriant dans ce même for de me laisser aller à des pensées si ridicules malgré leur ton volontairement plaisant. Je tirais nerveusement une dernière bouffée de cigarette, jetais négligemment mon mégot, mais pas si négligemment que si je n’avais même pas essayé de viser le caniveau où j’espérais que sa présence constituerait une moins grande nuisance, et ce même si j’avais lu dans une obscure revue d’écologie de gauche qu’un mégot souillait plusieurs litres d’eau. Je rentrais.

Il était toujours là, au comptoir, sur le même tabouret que la dernière fois, que la seule fois que je l’avais vu. Il me semble qu’il portait la même veste noire de velours côtelé, les autres vêtements étaient sombres comme je croyais m’en souvenir. Et je me fis en voyant sa gueule la même réflexion que lorsque je le vis pour la première fois : le décrire n’aurait décidément aucun intérêt, serait revenu à dresser pour des enquêteurs un portrait robot en tâchant d’y inclure le moins possible de signes distinctifs. Je m’avançais doucement vers lui, il n’avait même pas levé les yeux de son verre lorsque la porte s’était ouverte – un verre de Duvel, vraisemblablement pas le premier, Robert devait être déjà un peu ivre. « Bonjour Robert » – il se tourna vers moi, me rendit mon salut, me demanda avec un ton de voix manifestant le plus complet désintérêt ce que je faisais ici. Ce que je faisais ici… Je le savais très bien, mais je me demandais ce que je pouvais bien en espérer. Mais puisque j’étais là… J’en venais au fait :

« Vous m’avez contaminé… Depuis deux ou trois mois j’ai commencé à éprouver les symptômes que m’aviez décrit. Je sais que venir ici n’y changera rien mais… je ne savais pas quoi faire d’autre. »

Le visage de Robert s’illumina à mesure que je prononçais ces quelques mots. Je l’avais déjà vu auparavant esquisser une expression de contentement, lorsqu’il avait commencé à me confier son histoire pour la première fois, il y a quelques mois, soulagé de se livrer, mais cette fois-ci cette esquisse par laquelle son visage avait commencé à s’épanouir avait laissé place à la peinture d’une pure joie : Robert avait trouvé son frère. De le voir se réjouir ainsi de mes peines me rendit furieux, mais en même temps je sentais une sensation de bien-être inexplicable monter en moi – inexplicable elle ne le resta pas longtemps : j’étais en sympathie avec Robert. Comme deux amants dont le plaisir de l’un augmente celui de l’autre, plaisir augmenté qui donne à son tour l’occasion d’augmenter celui du premier augmentant, et ainsi de suite, Robert et moi expérimentions une réaction en chaîne de bien-être, et la sensation que j’éprouvais alors n’était pareille à nulle autre jamais ressentie par moi. Mais j’étais furieux dans le même temps, et de nous voir communier ainsi dans une jouissance aussi singulière ne renforçait que davantage, sous un autre rapport, ma colère : mon poing partit tout seul et fit choir Robert de son tabouret.

Je n’avais jamais donné un coup de poing de ma vie, et celui-ci je l’avais donné de toutes mes forces, sur la mâchoire du pauvre Robert. On m’avait souvent dit combien cela pour être douloureux pour la main de celui qui porte le coup, surtout s’il est mal porté, mais la puissance que j’y avais mise eut son effet – ainsi c’est ma joue gauche qui envoya à ma cervelle les premiers stimuli de douleurs comme si j’avais moi-même reçu le coup. Je vis en même temps Robert, qui ne s’attendait pas, instinctivement, à cette autre douleur, saisir convulsivement sa main droite au moyen de sa main gauche. Je trouvais le temps, au sein de cette douleur que le sympathique Robert redoublait, de me demander si dans de pareilles conditions le Christ aurait tout de même préconisé de tendre l’autre joue.

Je relevais Robert en lui donnant la main. Nos douleurs, sans être négligeables, étaient suffisamment légères pour que leur contagion mutuelle demeure supportable. Je me rendis compte que l’ivresse de Robert, et peut-être bien celle des autres clients, qui s’étaient contentés de tourner le regard dans notre direction avant de le ramener à leur verre, avait eu le temps d’infuser en moi, comme si j’avais bu deux ou trois litres de bière depuis les quelques minutes de ma présence en ce lieu. Mais j’étais accoutumé à l’alcool, et somme toute c’était peut-être lui qui me rendait presque insensible à la douleur. Robert finit son verre d’un trait :

« C’est fantastique ! dit-il en se massant la mâchoire, vous ne pouvez pas imaginer la solitude dans laquelle je me trouve depuis l’apparition de ce mal ! De rencontrer enfin quelqu’un qui… Quelqu’un à qui parler de… » Il balbutiait et des larmes se formaient aux coins de ses yeux. Mais je n’avais pas besoin de percevoir ces signes pour savoir, et pour savoir vraiment, pas comme on sait que Moscou est la capitale de la Russie mais comme on sait que deux et deux font quatre, pour savoir ce qu’il ressentait et pour le savoir aussi précisément que si c’était moi qui le ressentait – et en effet c’était aussi moi qui le ressentait.

« Je peux imaginer qu’il est réconfortant de se trouver un pair, lui répondis-je, mais vous pourriez faire preuve de plus de commisération, vous qui savez mieux que quiconque, vous qui seul pouvez savoir, plutôt, ce que c’est. » J’ajoutais, après un silence : « Vous ne m’aviez pas dit cependant que cette sympathite s’étendait au plaisir, aux joies...

- Oh, vous savez, le plaisir est si fugace, les joies sont si rares, je suis allé à l’essentiel… C’est amusant parfois… Ressentir le plaisir d’un voisin de table qui mange quelque chose d’aussi répugnant qu’une andouillette… C’est troublant parfois, éprouver par exemple la joie immonde de ce passant qui voit quelqu’un tomber… Mais dans l’ensemble ce mal ne fait rien d’autre que faire pencher plus nettement le pendule du côté de la souffrance, et si j’ai pris les arrangements que vous voyez c’est bien pour me réfugier dans l’ennui.

- Soit, mais… » Je baissais la voix par excès de pudeur. « Et avec les femmes alors ? Comment dire… Quand elles… Je n’ai jamais été très à l’aise avec ces termes et je ne sais comment le dire autrement : quand une femme est prise de jouissance entre vos bras, avez-vous jamais rien vécu d'ausi fantastique ? »

Robert détourna un instant le regard et bredouilla quelques mots : « Oh, vous savez… oui, certainement, mais enfin... ». Mon humeur se faisait moins jovial et je surprenais en moi une sensation de honte dont je mis quelques instants à comprendre l’origine. Il se reprit et énonça avec plus d’assurance, comme on dit quelque chose dont on a préalablement élaboré en soi le brouillon, et en ponctuant ses mots de petits rires pour faire croire qu’il prenait les choses à la légère : « Je crois que je n’ai jamais fait vivre à aucune femme les cinq fois sur cent qu’évoque Brassens » – au vu de la phrase finale, le brouillon ne devait pas être très bon. La gène avec laquelle il avait commencé à s’exprimer se dissipait, il dressait un simple constat, assumait sans plus de honte la crainte de beaucoup d’hommes – il avait après tout déjà assez de problèmes comme ça pour se soucier par surcroît des orgasmes qu’il n'avait pas suscité chez son ancienne femme.


Je ne sais pas ce que j’espérais. J’étais venu ici voir le seul homme de mon espèce et je n’avais déjà plus rien à lui dire, d’autant moins à vrai dire que nous étions presque littéralement à la place l’un de l’autre : à quoi bon chercher à communiquer quoi que ce soit quand ce qu’il y a de plus intime chez chacun est déjà tout entier présent à l’autre ? J’avais demandé un verre au barman, par sens des conventions, et je le bus en silence, aux côtés de Robert redevenu taciturne. Après que la honte était partie, je sentais que sa joie décroissait peu à peu, que son enthousiasme soudain se changeait lentement en apathie, qu’il avait pris conscience qu’être en sympathie véritable avec une personne souffrant de sympathite aiguë n’avait somme toute que peu d’intérêt... Il avait raison le bougre, le plaisir est éphémère, la joie fugace. Qu’allais-je faire à présent ? Je n’avais aucune perspective, aucune pensée très consistante, sinon que le goût de la bière suscitait en moi le désir d’en boire davantage. Je prendrai ensuite une Westmalle, tiens, une bière exigeante et que je n’apprécie généralement qu’au bout d’une ou deux petites bouteilles. Quelques Westmalle, oui, ne prévoyons pas plus loin, c’est bien assez. Je pourrais m’installer ici au fond, acheter une petite mansarde, vivre de mes économies et boire de la bière à côté de mon seul semblable, ne plus ressentir que l’ivresse, engourdir mes sens. Après tout je pourrais tout aussi bien choisir une autre petite ville, une autre ville aussi terne que celle-ci, quelque endroit où les hommes vivent trop doucement pour que leurs peines ne me gênent trop, une ville du nord où le temps maussade émousse les passions et où le froid les engourdit, une ville un peu bourgeoise, où l’on ne croise pas à tous les coins de rue un paria sans demeure qui a froid, qui me donnera mal. Il faut me résigner, ici ou ailleurs après tout… Je trouverai bien un comptoir où m’accouder. Et j’y noierai mon intériorité dans une mer d’alcool.


vendredi 2 février 2018

Un homme sympathique

La métamorphose du mot sympathie et de ses dérivés (jusqu'au grotesque « sympa »), dont le sens originel a certes été conservé par son synonyme latin « compassion », non sans certaines connotations religieuses qui lui étaient sans doute à l'origine étrangères, n'est pas due au hasard. Si ce mot a disparu, c'est parce qu'il n'avait pas de sens, dans la mesure où il ne référait à rien. La fortune du mot récent d'empathie n'est pas plus fortuite, chargé que se voit ce vocable de signifier le véritable degré de connexion à autrui que l'homme peut éprouver. Je crois que même le Christ n'éprouva jamais de sympathie en ce sens, ce n'est pas lui l'homme sympathique dont je veux vous entretenir : l'aurait-il été qu'il aurait lui-même dressé sa croix pour s'y crucifier. Bien entendu je ne nie pas que l'on puisse éprouver de la tristesse face aux douleurs d'autrui, mais cette tristesse est bien souvent empathique, justement, elle tient son origine et son efficace de la crainte ressentie de se trouver un jour à la place du malheureux en question. Et face à un suicide, ne sommes-nous pas avant tout pris à la gorge par le malheur, égoïste, de ne plus jouir de ce que le disparu nous apportait, bien plus que de son éventuelle souffrance, qui de toute évidence a cessé ?

Mais je ne suis pas fait pour les préambules théoriques, je n'ai pas les diplômes, je n'en ai pas le talent ; il est temps que je vous parle de cet homme que j'ai un jour croisé et dont le souvenir ne m'a depuis plus quitté.

Personne ne trouvait Robert sympa. Toujours à faire la gueule, parlant à peine, les yeux parfois embués par des larmes naissantes qu'il tâchait autant que possible de cacher, il inspirait tout au plus une vague pitié, et passait pour un misanthrope. C'est qu'il se mêlait peu aux gens, Robert, bien qu'il était inexplicablement amené à les fréquenter. Dans le café où il avait ses habitudes, il descendait les verres en silence, sans rien dire, jetant autour de lui des regards méfiants. Si d'aventure le barman, un habitué, un client de passage lui adressait la parole, il répondait poliment mais évasivement, cherchant à couper court au plus vite à la conversation. Il repartait lorsque le bar fermait, et personne ne savait bien où il allait, s'il allait se terrer dans un logis dont tout le monde ignorait l'adresse, ou arpenter les nuits désormais sombres de la petite ville de province qu'il habitait. Quant à son apparence elle était banale, et me donne un bon prétexte pour éviter de tenter une description qui, réussie, n'en serait pas moins sans relief.

J'étais de passage dans cette ville pour le travail qui m'amenait souvent à voyager dans de tels endroits, et ayant quelques heures à perdre avant de reprendre le train, je cherchais un café où assouvir mon penchant pour la bière, ma journée étant pour ainsi dire finie, et le train m'angoissant moins quand je le prenais légèrement ivre. C'est idiot, je sais, d'être angoissé par le train, mais c'est une autre question, et elle n'a pas beaucoup d'intérêt. Je passais alors presque sans le voir devant un troquet sans aucune prétention et qui devait avoir l'avantage de pratiquer des tarifs bas – avec l'habitude, ce genre de choses se reconnaît sans qu'il soit besoin de voir la carte des prix. En cette journée de mai, je cherchais plutôt une terrasse pour assouvir l'un de mes autres penchants, le tabagisme, mais un rapide coup d’œil à l'intérieur me permit de voir que ce bar était fumeur, malgré l'interdiction. Cette singularité, que je savais encore pratiquée par quelques établissements marginaux, me convint de pousser la porte, et je m'installais au comptoir, commandais une bière, et souriait à l'homme qui se tenait à mes côtés, sourire qu'il me rendit : je venais de rencontrer Robert.

J'aime bien parler aux gens que je ne connais pas, lorsque je suis certain de ne pas les importuner, moyennant quoi c'est bien souvent moi qu'on importune, car ce genre de rencontres hasardeuses ce sont souvent les bavards qui les acceptent, gâchant de leurs interminables monologues toute possibilité de conversation. Sentant Robert rétif, je ne cherchais pas à lui adresser la parole, et me contentais de vider successivement quelques verres. Au bout du troisième ou du quatrième, je n'ai jamais eu la mémoire des verres, je m'avisai que Robert les descendait au même rythme, sollicitant d'un « moi aussi » le même précieux liquide à chaque fois que je repassai commande. Mais je ne l'abordais pas pour autant, me contentant de lui jeter des regards entendus. Mon mutisme n'était pas que politesse, Robert n'était pas vraiment le genre de type qui donne spontanément envie d'engager la conversation, et ce même lorsque l'alcool rend les hommes frères, s'il ne les fait pas se mettre sur la gueule.

Je suis quelqu'un de banal, jusqu'à la conviction intime d'être extraordinaire. Rien dans mon apparence ne trahit autre chose, je ne séduis particulièrement ni les femmes ni les hommes, je me contente de plaire à quelques uns d'entre eux non sans regretter, lorsqu'il s'agit des femmes et qu'elles sont jolies, de ne les attirer que si rarement. Bref, j'ignore ce qui poussa Robert, ce jour-là, à me choisir comme confident. Avec le recul, je me serais attendu à une entrée en matière solennelle, quelque prêche, discours, je ne sais, mais pas les banalités que se servent les hommes qui n'ont rien à se dire, qui les amèneront dans le meilleur cas à autre chose, dans le pire à se quitter avec le sentiment du devoir accompli : « J'ai informé mon interlocuteur de l'imminence de la pluie, je peux mourir l'âme en paix ». Robert, donc, commença par me faire remarquer qu'il faisait beau.

Bien vite, la discussion devint plus intéressante, puisque naturellement nous en vînmes à disputer des mérites comparés de diverses bières. Le bar où nous nous trouvions se trouvait avoir en réserve quantités de bouteilles exotiques de la ténébreuse Belgique, et nous laissâmes la pils que nous buvions pour nous lancer à leur découverte, non sans les commenter avec luxe de détails, comme deux amateurs que la boisson rend loquace. Bien vite je fus ivre mort. Robert, lui, si c'était le cas, n'en laissait rien paraître.

Mon récit aurait gagné à ce que je ne boive que de l'eau ce jour-là, puisque j'aurais pu restituer avec davantage de détails les paroles que mon ivresse noya dans les brumes d'un presque oubli selon un phénomène bien connu de maints buveurs, mais d'un autre côté cette conversation entre Robert et moi n'aurait alors sans doute pas eu lieu, et Dieu sait que notre choix n'est pas entre la perfection et le néant, mais bien entre l'imperfection et ce dernier. Mais il est temps d'en venir aux faits.

Alors que nous venions de terminer une bière trappiste et d'en vanter les mérites, l'expression du visage de Robert connut une légère modification, presque imperceptible, cessant de paraître seulement triste pour exprimer également une nuance d'enthousiasme, les yeux légèrement brillants sans qu'ils paraissent au bord des larmes, et le coin des lèvres se relevant très légèrement parcourant une portion infime, mais significative, de l'espace qui sépare la moue du sourire. Il se pencha alors légèrement vers moi, et me dit : « Je souffre de sympathite aiguë ».

Il répéta à ma demande l'étrange expression. Je comprenais par le suffixe et l'adjectif employé qu'il me faisait part d'une pathologie qui l'affectait, mais n'en comprenais pas pour autant le sens. Il souffrait de trouver les gens sympathiques ? Ou de l'être trop avec eux ? Le peu de relation que j'avais eu avec lui suffisait à me convaincre qu'il ne devait pas s'agir de la deuxième solution, mais la première paraissait presque aussi saugrenue. Je sollicitai alors une explication, qu'il me donna dans un long monologue, et que j'essaye de vous livrer du mieux que je peux.

« Il faut d'abord que je vous dise que je ne suis pas né comme ça... J'ai eu une enfance normale, ni particulièrement heureuse, ni particulièrement malheureuse. Ma famille n'était pas pauvre, sans être riche, et on peut dire que je ne manquais de rien. J'ai eu des camarades tout au long de ma scolarité qui fut, de même, banale. Je vous raconterais bien quelques anecdotes tirées de cette époque, mais elles seraient du même acabit, de ces petites histoires qu'auraient pu vivre tous les enfants de ce milieu, de cadeaux de noël qu'on découvre émerveillés, de petites bagarres insignifiantes, plus tard de peines de cœurs adolescentes et de médiocres succès alternant avec régularité. Je m'en veux presque de relater tout cela, qui importe si peu, et ne le fais que pour insister sur la radicale banalité de mon être.

Après un baccalauréat scientifique, j'entamai des études de médecine, ayant commencé à travailler avec suffisamment d'assiduité pour pouvoir prétendre, si mes efforts se maintenaient, à une certaine ascension sociale par rapport à mon milieu d'origine. Par le biais d'amis commun, je rencontrai Marthe, et restais en couple avec elle pendant quelques années, jusqu'à ce que ne commencent mes problèmes. J'en viens au fait.

Je venais d'avoir vingt-trois ans quand apparurent les premiers symptômes. Je m'en souviens bien, c'était un dimanche de juin, il faisait beau, comme aujourd'hui. J'allais rejoindre Marthe, nous devions aller voir un film au cinéma avant de dîner ensemble, une soirée d'amoureux sages qui m'apportait la joie simple de vivre une vie bien rangée, calme, loin de toute inquiétude. Je passai alors devant un clochard, ceux pour qui chacun, lorsqu'il ne veut pas donner, a élaboré une stratégie d'évitement, plus ou moins adroite selon son degré de politesse. Je m'apprêtais donc à le rembarrer, la mine navrée, « J'ai pas de monnaie, désolé », quelque chose comme ça, quand je sentis, pour la première fois, me prendre aux tripes cette sensation qui devait ne cesser de gagner en intensité par la suite. Ce n'était pas de la pitié, ce n'était pas de la gêne, non, c'était un immense désespoir. Le sentiment, pour moi inédit, que la vie ne m'apporterait plus jamais rien, qu'aucune solution inespérée ne se présenterait jamais. Plus étrange, plus inexplicable encore, j'avais mal aux pieds et aux dents, et plus généralement une sensation de mal-être physique dans l'ensemble de mon corps.

Tout cela s'atténua lorsque je parvins à m'éloigner, jusqu'à disparaître complètement. Je rejoins Marthe, vis un médiocre film, et dînais de bons sushis avant de retourner à notre appartement commun, y fis l'amour, et m'endormis sans peine.

A l'époque, j'étais interne dans un hôpital. Je ne faisais part à personne de mes étranges souffrances soudaines et fugitives, certain que le diagnostic ne pouvait être que d'ordre psychiatrique, et espérant alors qu'elles ne reviennent pas. Quelques semaines se passèrent, sans incident, jusqu'au jour où le service des urgences admit une victime d'accident de la route. Lorsque le brancard passa devant moi, une douleur insoutenable me prit et je m'effondrai sur le sol, les bras croisés autour de mon corps à l'agonie. Le brancard poursuivit son chemin, et lorsqu'on s'enquit de ce qui venait de m'arriver, et qui ne se faisait déjà plus ressentir, je prétextais un malaise. On me prescrit néanmoins une visite médicale, à laquelle je ne me rendis pas quand je m'aperçus que ce mal dont je souffrais s'était désormais déclaré et ne connaîtrait plus d'intermittences : je ne pouvais plus rester dans la même chambre qu'un patient sans éprouver à l'identique chacune de ses douleurs. Je ne pris même pas la peine de démissionner : abandon de poste, je fus évidemment viré au bout de quelques lettres restées sans réponse.

La plupart des gens souffrent de manière raisonnable, aussi m'est-il possible depuis ce jour de me promener dans la rue sans être trop incommodé. Mais la fréquentation d'autrui m'était devenue profondément désagréable, même avec Marthe. Mon étrange mal me permit de comprendre qu'elle ne mentait pas, lorsqu'elle prétextait la migraine pour ne pas s'unir à moi. Et, chaque mois, ce mal de ventre qui prend les femmes, et auquel je n'étais pas habitué, pour cause. De toute façon, il est extrêmement désagréable d'être au diapason des souffrances de n'importe qui, ces souffrances que seul aspire à partager celui qui les porte. Bref, je compris que je ne pouvais plus avoir de relation soutenue avec les autres, je quittais Marthe, notre appartement, ma ville, et vint m'enterrer ici, où je vis depuis lors. L'alcool émousse ce don étrange et maudit, et me permet de supporter un peu les autres, que je considère depuis néanmoins toujours avec méfiance, ayant perdu pour toujours l'envie de mieux les connaître. »

Ce long monologue me laissa un moment interdit. Ivre, comme je l'ai déjà dit, je ne pouvais m'empêcher de trouver plutôt cocasse ce récit improbable dont je retranscris la substance. Je plaignais ce pauvre bougre, bien sûr, d'autant que, pour une raison inconnue de moi, je ne pouvais m'empêcher de le croire. Mais je ne souffrais pas avec lui, moi, et j'avais un train à prendre. Je levais les yeux vers l'horloge du troquet, et constatai que mon train partait dans un quart d'heure. Il n'y en avait pas d'autre. Je laissai alors un billet sur le comptoir, et prenais congé de ce sympathique personnage, que je ne revis jamais.

jeudi 15 juin 2017

Le vieux petit athée

    Il avait vécu sans religion toute une vie, et la fin de ses jours approchait. Il professait partout un athéisme radical, presque prosélyte, missionnaire renversé de l’absence de foi en Dieu. Les formes concrètes des divers cultes ne l’intéressaient pas, « Je ne traite pas avec les intermédiaires, disait-il, surtout les intermédiaires du grand Rien ». Cette foi inversée occupait chacune de ses pensées, si bien que Celui qu’il refusait pour Seigneur occupait davantage son esprit que celui de la plupart des croyants.
    Sa conviction ne s’accompagnait d’aucune philosophie comme on en bricole parfois pour pallier à l’absence de la plus vieille des spiritualités, en morale il se contentait de respecter les lois de son pays, et professait à tous vents « Dieu n’est jamais né ! »
    Il n’était animé ni de haine, ni de ressentiment contre la vie, qui lui souriait plutôt. Je crois qu’au fond Dieu l’aimait bien, lui qui ne se risqua jamais à salir son nom autrement qu’en cherchant à l’effacer. Négateur, certes, enthousiaste et obsessif, il n’avait rien d’un blasphémateur, n’aimant pas perdre son temps, et non par un quelconque respect, on le voit.
    Il finit par mourir, ne laissant aucun testament, aucune indication. On raconte que son corps, retrouvé inanimé chez lui, retourna à la poussière en trois jours. On raconte aussi que le Tout-Puissant, faute de pouvoir l’accueillir en son Paradis, lui fit une place dans ses Limbes.

jeudi 18 août 2016

Indices de véracité

Souffrir de ses pensées, en concevoir le désir qu'elles soient fausses.

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Ne pas croire qu'on a toujours eu raison.

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Choir lors de joutes oratoires.

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Être risible (régulièrement).

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Savoir, sans avoir besoin de savoir les situer, qu'il nous arrive d'errer dans des zones d'erreur.

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Le charme, un sourire ; et la colère – magnifique la colère.

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Croire que la vérité existe, savoir que tous ne la désirent pas toujours.

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Se prendre au sérieux.

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S'acharner à se crever les yeux après se les être arrachés ; toucher à toutes les pensées, serait-ce pour les repousser ; avoir du nez ; n'entendre ni plus, ni moins, que ce qu'il faut ; goûter la ciguë jusqu'à la lie.

lundi 9 mai 2016

L'avant-garde de l'Occident

Il y a de cela un an, à Strasbourg, je m'étais retrouvé par hasard en compagnie d'un cercle de poète débutants – enfin, par hasard, j'avais été invité à leur représentation et m'étais réveillé trop tard d'une sieste, si bien que je n'avais pu assister qu'au gueuleton qui avait suivi. J'étais à l'époque hypomaniaque, très excité, impatient d'en découdre avec le monde et de lui inculquer de saines façons de penser. Dans le restaurant que nous avions choisi je discutais avec leur leader – un professeur de faculté – et je risquais l'idée selon laquelle Valéry était resté inférieur à son maître, Mallarmé. La discussion pouvait commencer.
J'attendais volontiers un démenti, voire l'affirmation de l'idée contraire, d'ailleurs je connais très mal Valéry et trop peu Mallarmé, mais à ma grande surprise, naïf que j'étais, c'est l'idée même d'une possible hiérarchie entre poètes qui fut combattue. L'idée n'est pas totalement indéfendable, bien sûr. On pourrait penser que chaque poète, chaque poète de premier rang, ayant sa propre sensibilité, a un intérêt propre qui le rend incomparable à n'importe quelle autre. Je ne suis pas loin de le penser, mais alors seulement pour les plus grands d'entre eux. 
Mais tout de même Verlaine, risquais-je, inférieur à Rimbaud, n'est-ce pas ? Je m'attirais alors les foudres, parfaitement inoffensives, d'une véritable fan de Verlaine, plutôt attirante d'ailleurs. Mais là n'est pas l'essentiel (enfin... ça dépend de quel point de vue : si critiquer Verlaine, que je n'ai presque jamais lu, suffit à vous interdire le lit d'une fille, ça devient grave comme on dit).
Bref, on devine peut-être à me lire combien devait être irritant ce jeune coq inculte donnant des leçons de poésie à des personnes s'y livrant, ou croyant s'y livrer, cœurs et âmes.
Pourtant.
Ce qu'il y avait de déplacé dans mon discours aux yeux de l'assistance, professeur compris, et point sur lequel se focalisa le débat, c'était, je le répète, l'idée même de hiérarchie. Cette idée qui a gouverné les jugements esthétiques depuis Mathusalem, celle qui consiste à penser que les hommes d'un même domaine ne se valent pas et que, partant, on peut les comparer entre eux, cette idée était malvenue. Il est connu que les Grecs appelaient "barbares" leurs étrangers ; certaines tribus d'Amazonie ont, pour désigner les individus d'un autre groupe, un mot qui est le même que celui employé pour dire "mort" ; les civilisations de tout temps, à quelques infimes exceptions près peut-être, se sont toujours jugées supérieures à leurs voisines, au point de toujours vouloir leur imposer, et de parfois y parvenir, en même temps que leur domination, leur façon de penser, leur religion, leurs coutumes. De l'Empire romain aux États-Unis en passant par l'Islam et le communisme, telle est la règle. Et voilà que de petits péteux d'étudiants s'avisent que, non, finalement tout est égal, que tout se vaut, qu'on ne peut pas comparer sauf quand c'est comparable (et encore !). 
Certes, ce que je décris est d'une banalité affligeante, la pointe extrême du relativisme s'y déploie, mais qu'on en arrive à trouver étrange, incongrue, bizarre, surprenante l'idée contraire, voilà ce qui annonce un stade nouveau que seule une avant-garde de chez nous pouvait atteindre. Car c'est là le seul point qui échappe à cette logique diabolique : il va de soi que le relativisme s'érige comme le meilleur des systèmes de pensée, bien qu'au fond tous les autres, qui le rejettent, soient valables. Oui, le serpent se mord la queue, c'est une vieille histoire.
J'exagère : il y a un domaine où un tel relativisme n'a pas de part chez ces jeunes gens, le domaine politique. Hitler ne vaut pas encore Gandhi, ni Sarkozy-le-terrible l'aimable Besancenot. J'ai bien peur qu'on ne parvienne jamais à ce relativisme achevée, et c'est bien dommage : on aurait bien rigolé.

dimanche 8 mai 2016

Liste de phrases


« Mais Jean, t'es pas Debord ! », à une époque où je l'avais oublié.

JW



« Chaque blessure laisse une cicatrice », à propos du tabac.

FD



« Mais des milliards de milliards, Jean ! », à propos des atomes d'un brin de poussière.

CE



« Si t'es pas content, t'as qu'à te jeter dans le canal ! », et je le fis.

PMD



« Tu ne serais pas un peu inconstant ? », à une époque où cette évidence crevait les yeux au bulldozer.

RG



« Seul un océan d'alcool pourrait me soulager »

PMD



« Je suis vraiment un spécialiste de la connerie ! », après avoir oublié un détail sans importance.

RB



« Bouh ! C'est très vilain ! », à propos d'une cigarette que j'allais fumer.

RC



« Mais on n'est pas tes amis, Jean ! », de la part du membre d'une bande que j'appréciais beaucoup.

FXL



« La poésie lyrique, c'est comme le nationalisme : on ne pardonne plus ça qu'aux étrangers. »

CE



« J'ai envie de toi. », au sommet de la Basilique du Sacré-cœur.

CP

« T'es quelqu'un de profondément déprimé, non ? »
RC

« C'est déjà fait », à propos d'une lettre par moi envoyée, qu'elle n'avait pas apprécié, que je lui ai alors dit de déchirer.
HL