vendredi 2 février 2018

Un homme sympathique

La métamorphose du mot sympathie et de ses dérivés (jusqu'au grotesque « sympa »), dont le sens originel a certes été conservé par son synonyme latin « compassion », non sans certaines connotations religieuses qui lui étaient sans doute à l'origine étrangères, n'est pas due au hasard. Si ce mot a disparu, c'est parce qu'il n'avait pas de sens, dans la mesure où il ne référait à rien. La fortune du mot récent d'empathie n'est pas plus fortuite, chargé que se voit ce vocable de signifier le véritable degré de connexion à autrui que l'homme peut éprouver. Je crois que même le Christ n'éprouva jamais de sympathie en ce sens, ce n'est pas lui l'homme sympathique dont je veux vous entretenir : l'aurait-il été qu'il aurait lui-même dressé sa croix pour s'y crucifier. Bien entendu je ne nie pas que l'on puisse éprouver de la tristesse face aux douleurs d'autrui, mais cette tristesse est bien souvent empathique, justement, elle tient son origine et son efficace de la crainte ressentie de se trouver un jour à la place du malheureux en question. Et face à un suicide, ne sommes-nous pas avant tout pris à la gorge par le malheur, égoïste, de ne plus jouir de ce que le disparu nous apportait, bien plus que de son éventuelle souffrance, qui de toute évidence a cessé ?

Mais je ne suis pas fait pour les préambules théoriques, je n'ai pas les diplômes, je n'en ai pas le talent ; il est temps que je vous parle de cet homme que j'ai un jour croisé et dont le souvenir ne m'a depuis plus quitté.

Personne ne trouvait Robert sympa. Toujours à faire la gueule, parlant à peine, les yeux parfois embués par des larmes naissantes qu'il tâchait autant que possible de cacher, il inspirait tout au plus une vague pitié, et passait pour un misanthrope. C'est qu'il se mêlait peu aux gens, Robert, bien qu'il était inexplicablement amené à les fréquenter. Dans le café où il avait ses habitudes, il descendait les verres en silence, sans rien dire, jetant autour de lui des regards méfiants. Si d'aventure le barman, un habitué, un client de passage lui adressait la parole, il répondait poliment mais évasivement, cherchant à couper court au plus vite à la conversation. Il repartait lorsque le bar fermait, et personne ne savait bien où il allait, s'il allait se terrer dans un logis dont tout le monde ignorait l'adresse, ou arpenter les nuits désormais sombres de la petite ville de province qu'il habitait. Quant à son apparence elle était banale, et me donne un bon prétexte pour éviter de tenter une description qui, réussie, n'en serait pas moins sans relief.

J'étais de passage dans cette ville pour le travail qui m'amenait souvent à voyager dans de tels endroits, et ayant quelques heures à perdre avant de reprendre le train, je cherchais un café où assouvir mon penchant pour la bière, ma journée étant pour ainsi dire finie, et le train m'angoissant moins quand je le prenais légèrement ivre. C'est idiot, je sais, d'être angoissé par le train, mais c'est une autre question, et elle n'a pas beaucoup d'intérêt. Je passais alors presque sans le voir devant un troquet sans aucune prétention et qui devait avoir l'avantage de pratiquer des tarifs bas – avec l'habitude, ce genre de choses se reconnaît sans qu'il soit besoin de voir la carte des prix. En cette journée de mai, je cherchais plutôt une terrasse pour assouvir l'un de mes autres penchants, le tabagisme, mais un rapide coup d’œil à l'intérieur me permit de voir que ce bar était fumeur, malgré l'interdiction. Cette singularité, que je savais encore pratiquée par quelques établissements marginaux, me convint de pousser la porte, et je m'installais au comptoir, commandais une bière, et souriait à l'homme qui se tenait à mes côtés, sourire qu'il me rendit : je venais de rencontrer Robert.

J'aime bien parler aux gens que je ne connais pas, lorsque je suis certain de ne pas les importuner, moyennant quoi c'est bien souvent moi qu'on importune, car ce genre de rencontres hasardeuses ce sont souvent les bavards qui les acceptent, gâchant de leurs interminables monologues toute possibilité de conversation. Sentant Robert rétif, je ne cherchais pas à lui adresser la parole, et me contentais de vider successivement quelques verres. Au bout du troisième ou du quatrième, je n'ai jamais eu la mémoire des verres, je m'avisai que Robert les descendait au même rythme, sollicitant d'un « moi aussi » le même précieux liquide à chaque fois que je repassai commande. Mais je ne l'abordais pas pour autant, me contentant de lui jeter des regards entendus. Mon mutisme n'était pas que politesse, Robert n'était pas vraiment le genre de type qui donne spontanément envie d'engager la conversation, et ce même lorsque l'alcool rend les hommes frères, s'il ne les fait pas se mettre sur la gueule.

Je suis quelqu'un de banal, jusqu'à la conviction intime d'être extraordinaire. Rien dans mon apparence ne trahit autre chose, je ne séduis particulièrement ni les femmes ni les hommes, je me contente de plaire à quelques uns d'entre eux non sans regretter, lorsqu'il s'agit des femmes et qu'elles sont jolies, de ne les attirer que si rarement. Bref, j'ignore ce qui poussa Robert, ce jour-là, à me choisir comme confident. Avec le recul, je me serais attendu à une entrée en matière solennelle, quelque prêche, discours, je ne sais, mais pas les banalités que se servent les hommes qui n'ont rien à se dire, qui les amèneront dans le meilleur cas à autre chose, dans le pire à se quitter avec le sentiment du devoir accompli : « J'ai informé mon interlocuteur de l'imminence de la pluie, je peux mourir l'âme en paix ». Robert, donc, commença par me faire remarquer qu'il faisait beau.

Bien vite, la discussion devint plus intéressante, puisque naturellement nous en vînmes à disputer des mérites comparés de diverses bières. Le bar où nous nous trouvions se trouvait avoir en réserve quantités de bouteilles exotiques de la ténébreuse Belgique, et nous laissâmes la pils que nous buvions pour nous lancer à leur découverte, non sans les commenter avec luxe de détails, comme deux amateurs que la boisson rend loquace. Bien vite je fus ivre mort. Robert, lui, si c'était le cas, n'en laissait rien paraître.

Mon récit aurait gagné à ce que je ne boive que de l'eau ce jour-là, puisque j'aurais pu restituer avec davantage de détails les paroles que mon ivresse noya dans les brumes d'un presque oubli selon un phénomène bien connu de maints buveurs, mais d'un autre côté cette conversation entre Robert et moi n'aurait alors sans doute pas eu lieu, et Dieu sait que notre choix n'est pas entre la perfection et le néant, mais bien entre l'imperfection et ce dernier. Mais il est temps d'en venir aux faits.

Alors que nous venions de terminer une bière trappiste et d'en vanter les mérites, l'expression du visage de Robert connut une légère modification, presque imperceptible, cessant de paraître seulement triste pour exprimer également une nuance d'enthousiasme, les yeux légèrement brillants sans qu'ils paraissent au bord des larmes, et le coin des lèvres se relevant très légèrement parcourant une portion infime, mais significative, de l'espace qui sépare la moue du sourire. Il se pencha alors légèrement vers moi, et me dit : « Je souffre de sympathite aiguë ».

Il répéta à ma demande l'étrange expression. Je comprenais par le suffixe et l'adjectif employé qu'il me faisait part d'une pathologie qui l'affectait, mais n'en comprenais pas pour autant le sens. Il souffrait de trouver les gens sympathiques ? Ou de l'être trop avec eux ? Le peu de relation que j'avais eu avec lui suffisait à me convaincre qu'il ne devait pas s'agir de la deuxième solution, mais la première paraissait presque aussi saugrenue. Je sollicitai alors une explication, qu'il me donna dans un long monologue, et que j'essaye de vous livrer du mieux que je peux.

« Il faut d'abord que je vous dise que je ne suis pas né comme ça... J'ai eu une enfance normale, ni particulièrement heureuse, ni particulièrement malheureuse. Ma famille n'était pas pauvre, sans être riche, et on peut dire que je ne manquais de rien. J'ai eu des camarades tout au long de ma scolarité qui fut, de même, banale. Je vous raconterais bien quelques anecdotes tirées de cette époque, mais elles seraient du même acabit, de ces petites histoires qu'auraient pu vivre tous les enfants de ce milieu, de cadeaux de noël qu'on découvre émerveillés, de petites bagarres insignifiantes, plus tard de peines de cœurs adolescentes et de médiocres succès alternant avec régularité. Je m'en veux presque de relater tout cela, qui importe si peu, et ne le fais que pour insister sur la radicale banalité de mon être.

Après un baccalauréat scientifique, j'entamai des études de médecine, ayant commencé à travailler avec suffisamment d'assiduité pour pouvoir prétendre, si mes efforts se maintenaient, à une certaine ascension sociale par rapport à mon milieu d'origine. Par le biais d'amis commun, je rencontrai Marthe, et restais en couple avec elle pendant quelques années, jusqu'à ce que ne commencent mes problèmes. J'en viens au fait.

Je venais d'avoir vingt-trois ans quand apparurent les premiers symptômes. Je m'en souviens bien, c'était un dimanche de juin, il faisait beau, comme aujourd'hui. J'allais rejoindre Marthe, nous devions aller voir un film au cinéma avant de dîner ensemble, une soirée d'amoureux sages qui m'apportait la joie simple de vivre une vie bien rangée, calme, loin de toute inquiétude. Je passai alors devant un clochard, ceux pour qui chacun, lorsqu'il ne veut pas donner, a élaboré une stratégie d'évitement, plus ou moins adroite selon son degré de politesse. Je m'apprêtais donc à le rembarrer, la mine navrée, « J'ai pas de monnaie, désolé », quelque chose comme ça, quand je sentis, pour la première fois, me prendre aux tripes cette sensation qui devait ne cesser de gagner en intensité par la suite. Ce n'était pas de la pitié, ce n'était pas de la gêne, non, c'était un immense désespoir. Le sentiment, pour moi inédit, que la vie ne m'apporterait plus jamais rien, qu'aucune solution inespérée ne se présenterait jamais. Plus étrange, plus inexplicable encore, j'avais mal aux pieds et aux dents, et plus généralement une sensation de mal-être physique dans l'ensemble de mon corps.

Tout cela s'atténua lorsque je parvins à m'éloigner, jusqu'à disparaître complètement. Je rejoins Marthe, vis un médiocre film, et dînais de bons sushis avant de retourner à notre appartement commun, y fis l'amour, et m'endormis sans peine.

A l'époque, j'étais interne dans un hôpital. Je ne faisais part à personne de mes étranges souffrances soudaines et fugitives, certain que le diagnostic ne pouvait être que d'ordre psychiatrique, et espérant alors qu'elles ne reviennent pas. Quelques semaines se passèrent, sans incident, jusqu'au jour où le service des urgences admit une victime d'accident de la route. Lorsque le brancard passa devant moi, une douleur insoutenable me prit et je m'effondrai sur le sol, les bras croisés autour de mon corps à l'agonie. Le brancard poursuivit son chemin, et lorsqu'on s'enquit de ce qui venait de m'arriver, et qui ne se faisait déjà plus ressentir, je prétextais un malaise. On me prescrit néanmoins une visite médicale, à laquelle je ne me rendis pas quand je m'aperçus que ce mal dont je souffrais s'était désormais déclaré et ne connaîtrait plus d'intermittences : je ne pouvais plus rester dans la même chambre qu'un patient sans éprouver à l'identique chacune de ses douleurs. Je ne pris même pas la peine de démissionner : abandon de poste, je fus évidemment viré au bout de quelques lettres restées sans réponse.

La plupart des gens souffrent de manière raisonnable, aussi m'est-il possible depuis ce jour de me promener dans la rue sans être trop incommodé. Mais la fréquentation d'autrui m'était devenue profondément désagréable, même avec Marthe. Mon étrange mal me permit de comprendre qu'elle ne mentait pas, lorsqu'elle prétextait la migraine pour ne pas s'unir à moi. Et, chaque mois, ce mal de ventre qui prend les femmes, et auquel je n'étais pas habitué, pour cause. De toute façon, il est extrêmement désagréable d'être au diapason des souffrances de n'importe qui, ces souffrances que seul aspire à partager celui qui les porte. Bref, je compris que je ne pouvais plus avoir de relation soutenue avec les autres, je quittais Marthe, notre appartement, ma ville, et vint m'enterrer ici, où je vis depuis lors. L'alcool émousse ce don étrange et maudit, et me permet de supporter un peu les autres, que je considère depuis néanmoins toujours avec méfiance, ayant perdu pour toujours l'envie de mieux les connaître. »

Ce long monologue me laissa un moment interdit. Ivre, comme je l'ai déjà dit, je ne pouvais m'empêcher de trouver plutôt cocasse ce récit improbable dont je retranscris la substance. Je plaignais ce pauvre bougre, bien sûr, d'autant que, pour une raison inconnue de moi, je ne pouvais m'empêcher de le croire. Mais je ne souffrais pas avec lui, moi, et j'avais un train à prendre. Je levais les yeux vers l'horloge du troquet, et constatai que mon train partait dans un quart d'heure. Il n'y en avait pas d'autre. Je laissai alors un billet sur le comptoir, et prenais congé de ce sympathique personnage, que je ne revis jamais.