dimanche 27 décembre 2015

Trois figures bathmologiques de ma jeunesse

A Georges de la Fuly,
par sympathie pour la personne sous ce masque



« Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu'on a de lumière. »
Blaise Pascal, fragment 90-337

« Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n'est pas de trop, si l'on en vient à l'idée d'une science nouvelle : celle des échelonnements de langage. Cette science sera inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l'expression, de la lecture et de l'écoute (« vérité », « réalité », « sincérité ») : son principe sera une secousse : elle enjambera, comme on saute une marche, toute expression. »
Roland Barthes par Roland Barthes, p.71



    La bathmologie est un concept inventé par Pascal, nommé par Roland Barthes, et popularisé – si l'on ose dire – par Renaud Camus*. Je me propose ici d'en examiner quelques figures, puisées dans la lecture ou l'expérience.

*

    Le premier exemple qui me vient à l'esprit est tiré d'une digression au sein de la nouvelle d'Edgar Poe « La lettre volée » :

    J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair ou impair faisait l'admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue avec des billes. L'un des joueurs tient dans sa main un certain nombre de ses billes, et demande à l'autre : « Pair ou non ? » Si celui-ci devine juste, il gagne une bille ; s'il se trompe, il en perd une. L'enfant dont je parle gagnait toutes les billes de l'école. Naturellement il avait un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et dans l'appréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui demande : « Pair ou impair ? » Notre écolier répond « Impair ! » et il a perdu. Mais à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même : « Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va qu'à lui faire mettre impair à la seconde ; je dirai donc : « Impair » Il dit « Impair », et il gagne.
    Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné ainsi : « Ce garçon voit que, dans le premier cas, j'ai dit « Impair », et, dans le second, il se proposera, - c'est la première idée qui se présentera à lui, - une simple variation de pair à impair comme fait le premier bêta ; mais une seconde réflexion lui dira que c'est là un changement trop simple, et finalement il décidera à mettre pair comme la première fois. - Je dirai donc : « Pair ! » Il dit « Pair », et gagne. Maintenant, ce mode de raisonnement de notre écolier, que ses camarades appellent la chance, - en dernière analyse, qu'est-ce que c'est ?
    - C'est simplement, dis-je, une identification de l'intellect de notre raisonnement avec celui de l'adversaire.
   
    Les degrés se succèdent ici, du pair à l'impair, selon que l'adversaire ait plus ou moins de lumière. On pourrait en effet continuer au-delà des deux cas que propose Poe : un adversaire encore un peu moins simple se dira que revenir à « Pair » est à nouveau trop simple, et reviendra donc à l' « Impair » du nigaud – il jouera le même coup, mais celui-ci lui sera en réalité supérieur de deux degrés ; et ainsi de suite. Si l'on suppose parfaite l'identification de l'intellect du raisonnement de l'enfant avec celui de son adversaire, ce dernier ne pourra que perdre tout, dans la mesure où il s'en remet aux ressources limitées de son intelligence inférieure : l'enfant de huit ans le bat au jeu des degrés.
    Mais l'adversaire pourrait, adoptant peut-être ce que Renaud Camus nomme « méta-bathmologie », rompre le jeu des degrés en s'en remettant au hasard, revenir précisément à une chance sur deux, ratio qu'il espérait optimiser dans un pari provoquant sa perte.

*

    La seconde occurrence n'a peut-être que l'apparence de la bathmologie. Il s'agit de la question des points de vue supérieurs. Un point de vue supérieur n'est pas seulement un point de vue meilleur que le point de vue qui lui est inférieur : c'est, comme l'indique la métaphore sur laquelle l'expression repose, un point de vue qui surplombe – et peut donc méconnaître – ce point de vue inférieur. Du haut de l'Everest, on a une vue moins précise de la vallée que celui qui l'habite.
    On pourrait partir de ce que Pascal dit des trois ordres, et des rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres.

    Il y a trois ordres de choses : la chair, l'esprit, la volonté.
    [...]
    Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi, et les corps rien.
    Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé.
    De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée. Cela est impossible et d'un autre ordre. De tous les corps et esprit on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité. Cela est impossible (et) d'un autre ordre, surnaturel.
    La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

    Ici, il faudrait écrire les ordres à l'envers, pour voir sur la feuille que ce qui est en haut est supérieur en effet.
    Soit, chez Pascal :

Charité
Esprit
Chair

    La question qui se pose alors est celle d'une redescente, qu'elle soit seulement possible, nécessaire, ou souhaitable ; d'une bathmologie à l'envers. Pour reprendre mon exemple montagnard, escalader les hauteurs ne contraint pas à y rester. Mais l'exemple a ses limites : saint Augustin, une fois proprement converti, n'a-t-il pas renoncé à l'ordre de la chair, auquel il avait pourtant pris part dans sa jeunesse ? La question se complique encore en style platonicien : le prisonnier, une fois sorti de la caverne et avoir contemplé l'idée du Bien (symbolisée par le soleil), n'est-il pas invité par Socrate à y redescendre ?

    Il ne faudrait pas croire, en effet, qu'il faut en toutes circonstances s'élever à un point de vue supérieur, et en appliquer partout les principes. Une illustration de cette idée est le texte de Laurent Lafforgue, « L'école victime de la confusion des ordres », mais on pourrait probablement en trouver bien d'autres.

    D'autre part, les points de vue opposés se prennent souvent chacun pour un point de vue supérieur à l'autre. En vérité l'un l'emporte sur l'autre, mais qui sera l'arbitre ? Ou faut-il le penser autrement, et ces points de vue sont-ils simplement sur des sommets éloignés mais à égale hauteur ? Le cas ne me semble possible qu'en l'absence d'opposition.
    Mais, bien que supérieur, le point de vue qui l'emporte en vérité peut avoir le défaut de méconnaître la vérité qui lui est d'un ordre inférieur. Exemple trivial : le libéral a peut-être raison économiquement sur son adversaire, mais il a tort de ne pas prendre en compte l'objection qui lui est faite, la dimension, ne serait-ce que négative de dénonciation des injustices, que comporte le point de vue adverse. Ou alors c'est le communiste, supérieur, qui a tort de ne pas consentir à redescendre, de temps à autre, ne serait-ce que pour tirer avantage de ce qu'un air moins élevé pourrait lui apporter.

    On objectera bien sûr qu'il y a une progression manifeste d'un point de vue à l'autre, contrairement à la bathmologie où les oui et les non sont les mêmes, sans l'être. Mais, et c'est là que revient notre sujet, il se peut qu'un point de vue supérieur soit le même qu'un point de vue inférieur de deux degrés. L'application la plus célèbre de ce principe étant la sentence attribuée apparemment faussement à Pasteur : « Un peu de philosophie écarte de la religion, beaucoup y ramène ». Maître Eckhart et le charbonnier peuvent bien communier ensemble, avec la même hostie ; il n'en demeure pas moins que leurs spiritualités sont à une grande distance l'une de l'autre.

*

    La troisième figure me touche de plus près. Trente-trois à cinquante pour cent de mon lectorat (je veux dire par là : l'un de mes deux ou trois lecteurs) sait que c'est à une maladie mentale précise que renvoie la folie dont je projette ici l'ombre, la maniaco-dépression, la folie circulaire de Jean-Pierre Falret, dont je préfère ne pas citer l'avatar moderne pour des raisons qu'il n'est pas utile d'expliciter. Pour ceux qui l'ignoreraient, la maniaco-dépression est un dérèglement de l'humeur, qui se traduit par la succession dans le temps de phases dites « maniaques », d'exaltation, et de phases dépressives. Je propose donc d'examiner l'idée selon laquelle la maniaco-dépression serait une bathmologie de l'humeur, en tant qu'elle présente les caractéristiques transportées sur un autre plan du discours feuilleté de la bathmologie.
    L'exaltation de type maniaque (plus ou moins prononcée) est un grand Oui, la dépression (plus ou moins prononcée, de même) un grand Non. Les deux se succèdent, et toute progression semble impossible. Pourtant, j'ai constaté que si mes non avaient tendance à se ressembler comme deux chats de gouttière, négation monolithe d'un même monde, mes oui n'étaient jamais exactement les mêmes. Chaque nouveau oui, chaque fois que cela revient, est l'occasion d'un certain progrès. Chaque nouveau oui est plus riche de tous ceux qui l'ont précédé, et l'occasion d'en tirer certaines leçons, a minima.
    Ce sont, en somme, des acquiescements jumeaux, mais de maturités variables, plus ou moins naïfs ou conscients d'eux-mêmes.
    Au premier degré j'étais convaincu, du haut de mes projets dont aucun ne vit le jour, que le monde serait bientôt mien, que l'énergie qui m'habitait, et me rendait, pensais-je, si séduisant, me permettait de tout faire ; maniaque au dernier degré, je me contente de mettre la dernière touche à ce petit texte, au terme d'une insomnie, avant de vaquer à nouveau à mes modestes activités.
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* Buena Vista Park, fragments de bathmologie quotidienne (les citations mises en exergue de ce texte se trouve dans ce volume). Pour une première approche, se rapporter à : bathmologie.

dimanche 28 juin 2015

Le plateau des philosophes


    « Il existe une critique de la télévision qui voudrait nous faire croire qu'une bonne télévision est possible »
       Muray (de mémoire)

    Le regretté Philippe Muray mettait un point d'honneur à ne jamais paraître à la télévision. C'est l'un des rares « intellectuels » de son temps à ne pas être passé sur le funeste, et divertissant, plateau d'Ardisson. Je ne m'amuserai pas à décliner ici la liste de ceux qui y parlèrent, certains méritants, d'autres qui en furent les victimes (via le terrible montage) cherchant par ce pacte avec le Maître à ce qu'un peu de lumière rejaillisse sur leur pensée. Luc Ferry en est un exemple éclatant, puisqu'il est cité comme exemple par Ardisson pour dire que son émission laissait une place à la philosophie...
    Que peut donc nous apporter la présence de la philosophie, et même de ce qui relève de la vie de l'esprit en général, à la télévision ? Platon himself ne nous a-t-il pas, il y a quelques milliers d'années, avertis du danger qu'il comprenait par sa prophétique allégorie de la caverne ? Ne sommes-nous pas nous-même prisonniers devant notre écran, qu'il soit de télévision ou d'ordinateur, attendant que quelqu'un nous conduise en pleine lumière ?
    Eh bien, la réponse doit être mitigée. Mettons un individu qui, après avoir vu dans son téléviseur tel penseur (je ne cite volontairement aucun nom) se précipite dans la librairie la plus proche pour acquérir son livre dont il n'aurait, sans l'émission, pas entendu parler : on pourrait dire que la télévision leur a rendu, à l'auteur et au lecteur, un fier service. Hélas, il est à craindre que pour la plupart des téléspectateurs, la connaissance de l'oeuvre évoquée ne se limite au peu qu'ils auront vu et entendu assis confortablement sur leur canapé.
    Il faudrait, en somme, que toutes les émissions dites « culturelles » aposent un bandeau à l'écran précisant « Vous feriez mieux de lire, d'aller vous promener, ou de faire l'amour ». Mais qui suivrait ce précieux conseil ?
    Alors, faut-il, lorsqu'on est un intellectuel, refuser ou accepter les invitations qui sont proposées ? Une hypothèse intéressante serait d'y paraître en ennemi. Certains l'ont tenté, mais alors ils sont réduits au rôle d' « idiot utile », car la télévision n'aime rien tant que les fameux « clashs »...
    Muray, lui, acceptait les invitations à la radio. Cioran ne voulait pas paraître à la télévision pour éviter le risque, qui devait lui sembler terrible, qu'on le reconnaisse dans la rue.  La radio préserve de cet inconvénient – ou préservait, car aujourd'hui les émissions de radio sont fimées et diffusées comme de vulgaires interviews télévisuelles sur internet... Et de toute façon, il suffit de taper le nom de quiconque d'un peu connu sur internet pour en avoir instantanément l'image.
    Je rêve d'une station de radio à l'ancienne, où l'on ne se soumettrait pas à la dictature typiquement contemporaine de l'image. Mais qui serait, aujourd'hui, prêt à se lancer dans l'entreprise ? Et qui l'écouterait ?

jeudi 25 juin 2015

Le duel qui aura lieu

 A l'intention de Werner von Dequeit
Monsieur,

    Cette fois, vous dépassez les bornes ! Non content d'avoir un succès fou avec les femmes, non content de décliner mon invitation à Amsterdam, non content de vous apprêter à gagner plus d'argent que moi, voilà que vous osez vous moquer de ma production littéraire. La prochaine fois que nous nous verrons, il serait bon que vous me prêtiez un gant (un seul suffira).

    Votre outrecuidance, donc, me contraint à réagir. Je vous propose un duel, renseignez-vous, ce n'est pas la première fois que je le fais (ou plutôt, que je rédige une telle lettre). Mais depuis j'ai grandi, et mûri, et la boxe anglaise ne me suffira pas. Afin de vous vitrifier comme vous le méritez, je préconise un duel au bazooka. Je me les procurerai, nous n'aurons plus qu'à procéder à un tirage au sort des deux armes pour que vous ne m'accusiez pas de tricherie.

    Je ne m'abaisserai pas à répondre à vos remarques infondées. Cela me ferait rire, si ce n'était pas d'un esprit si faux. Sachez, Monsieur, que les esprits faux ne sont jamais ni poètes, ni écrivains, et que vous croupirez donc logiquement dans une médiocrité crasse pour le restant de votre existence.

    Mes témoins seront Yves Bonnefoy et Pierre Michon. Vous pouvez choisir les vôtres (Nabilla et Cyril Hanouna, par exemple, car il est bon que les témoins reflètent en quelque façon la valeur de celui qui les produit).

    Quant au lieu, les bords de l'étang que surplombe le château de Sercy me paraissent bien venus : ce sont mes ancêtres, Monsieur, que vous avez insultés avec votre missive, et c'est à l'ombre de leur prestige que je laverai mon honneur.

    A vous,
    Jérémie Sercy

mercredi 24 juin 2015

A l'ombre de la bêtise (Extrait du message d'un ami qui me connaît bien)

En super bonus, Werner von Dequeit te présente son blog :

  "A L'OMBRE DE LA BÊTISE"  

   Articles, dans l'ordre de parution :

- "pourquoi je suis moins intelligent que le reste des hommes" (100 vues)

- "Batman et Bathmos : comics strates" (93 vues)

- "invitation officielle à dîner pour la blogueuse sofia_licorne_44 qui a laissé un commentaire sur le premier article"

- "Top 2 des articles les plus lus du blog"

- "explications quand au fait que je traite gravement de sujets légers" (17 vues)

- "réponse à celui ayant critiqué mon blog et n'ayant rien compris à sa philosophie générale" (6 vues)

- "Roger-Arnould Rivière déconstruit" (100 267 vues)

- "les trolls, le degré moins un de la bathomologie ?" (3 vues)

- "à celui qui me harcèle anonymement" (16 vues)

- "à l'ombre de la bêtise : progression de 13.5% des vues en un mois !" (1 vue)

- "invitation à faire tomber les masques" (65 vues)

- "pourquoi je suis le maître de l'intelligence mais que j'ose pas le dire" (7 vues)

- "AHAHAHAHAH !" (666 vues)

- "réponse à ceux qui ne comprennent pas le troisième degré" (41 vues)

- "réponse à ceux qui s'obstinent à ne rien comprendre" (1 vue)

- "réponse à ceux qui ne méritent pas qu'on parle d'eux" (2 vues)

- "pourquoi j'interdis désormais tous les commentaires" (7 vues)

- "poème : je suis tombé dans l'esprit de l'escalier" (677 013 vues)

- "amis lecteurs, les commentaires sont ouverts de nouveau !" (2 vues)   

- "les commentaires blessants : comment réagir ?" (2 vues)

lundi 22 juin 2015

Le cinéphile aveugle

Un conte de noël, Desplechin

    Un conte de noël fait partie de ces films que la plupart des gens s'accorderaient à trouver « chiant », voire « emmerdant » : c'est long, ça discute, ça se bagarre peu, et c'est à peine si on voit un bout de sein. Vous voilà prévenus. C'est aussi mon film préféré.
    Le film s'ouvre par une séquence d'animation : Joseph, le deuxième enfant d'Abel et de Junon, est mort à l'âge de six ans, faute d'avoir pu recevoir une greffe de son frère Henri, conçu dans ce but. Le « bébé-médicament » avant l'heure, joué par Amalric, ne sera jamais aimé par sa mère, et deviendra par la suite le mouton noir de la famille après que sa sœur l'ait banni pour une raison qui restera obscure jusqu'à la fin. Abel et Junon, Athènes et Jérusalem enfin réconciliés, et même mariés, mais dont les enfants terribles porteront les stigmates de cette union contre-nature, conçoivent ensuite Ivan, le quatrième et dernier de la famille. L'action, comme nous l'indique le sous-titre du film, se passe à Roubaix. Voilà pour le décor.
    L'histoire, à présent, que raconte-t-elle ? Un soir de noël, tout simplement, avant, pendant et après, sur fond de la maladie de Junon, qui doit recevoir une greffe de moelle osseuse pour tenter de vivre quelques années supplémentaires, et de la fragilité psychologique de Paul, le petit fils, tout frais sorti de l'hôpital psychiatrique, et sur la demande duquel Henri, après avoir purgé cinq années de bannissement, est invité à fêter noël avec ses parents, frères, sœurs, grand-mère et neveux.
    Mais alors, que se passe-t-il ? Rien, tout. Les relations entre les membres de cette famille sont explorés avec une finesse psychologique que permet les deux heures vingt-cinq du film : l'absence d'amour de Junon pour son fils Henri ; la haine d'Elisabeth, l'aînée, pour le même ; l'amour déchirant du cousin Simon pour la fille qu'il a « donné » à Ivan lors d'une soirée ; l'innocence naïve de la grand-mère qui vent la mêche à Sylvie, la fille en question ; la bienveillance d'Abel pour tous ; la sensibilité du jeune Paul ; etc.
    « Oui, bon, d'accord, mais quels sont les thèmes ? » La maladie, on l'aura compris, mais aussi, en filigranne, la bourgeoisie, avec ses grandeurs et ses misères. La question du don est centrale également, elle revient comme un thème insistant à plusieurs reprises – à Noël, justement. On nous y lit un extrait de la Généalogie de la morale, on y perçoit l'ombre de Pascal .

mercredi 17 juin 2015

Le Duel qui n'a pas eu lieu

 A dix-huit ans, je tombais amoureux d'une jeune fille, avec qui je formais un couple pendant deux ans et demi, avant qu'elle ne me quitte pour un autre. Dans mes vieux papiers, j'ai retrouvé ce brouillon de message datant de mes vingt-et-un ans, que je comptais envoyer à mon rival, avant de me dégonfler, et que j'ai eu envie de recopier ici... Les maladresses, les références ridicules et le ton sont d'origine.

Monsieur,

je n'ai pas l'heur de vous connaître personnellement mais mon patronyme vous renseigne sans doute suffisamment. Vous m'avez offensé en séduisant et embrassant celle auprès de qui vous aviez passé, avec mon consentement, des vacances en Italie. Je vous écris pour vous provoquer en duel, veuillez considérer ce mail comme le coup de gant que j'aurais du vous asséner, en m'excusant pour ce manquement à l'élégance (qui ne vous choquera sans doute pas néanmoins). Étant l'offensé, je devrais disposer du choix des armes, mais je suis prêt à vous le laisser. L'arme à feu me paraît déconseillée car je ne suis pas un inconscient, et que vous ne l'êtes sans doute pas non plus (quoique ce type d'armes serait davantage envisageable s'il était possible de se procurer les pistolets qu'utilisaient les gentilshommes du XVIIIe siècle, voyez par exemple le film Ridicule. Je dispose chez moi d'un fleuret mais l'arme est à la fois trop inoffensive et potentiellement létale. Dans ces conditions, je préconise la boxe anglaise. Vous êtes libre de proposer autre chose, en évitant des expédients qui, quoique divertissant, nous déshonoreraient tous deux (ping-pong, monopoly, scrabble etc.).

En ces temps où tout s'achète, où les marchands tiennent le haut du pavé et interdisent la violence aux êtres qui acceptent de croupir dans le mépris des puissants, ma demande risque de vous sembler incongrue. Je tiens donc à en préciser les modalités, qui suivront, autant que possible, les canons chevaleresques. Vous pouvez vous documentez. Je vous conseille, en plus du film susnommé, le très bon Mon oncle benjamin ainsi qu'une quelconque version des Trois mousquetaires (que, si vous savez lire autre chose que le jargon anglicisant des commerciaux, vous pouvez même consulter en livre, première partie "l'arrivée à Paris").

Un duel comprend un certain nombre de règles sur lesquels il convient de s'accorder. Techniquement, je vous convie à un "duel d'honneur". Il ne s'agit pas pour moi de ruer dans les brancards, de vous "casser la gueule" en petit-bourgeois mal élevé. Je ne suis pas non plus en train de vous proposer un moyen de choisir qui de nous deux "mérite" celle que vous m'avez prise, elle est actuellement avec vous et je ne cherche qu'à conserver mon honneur.

Vous n’avez plus qu’à vous choisir deux témoins, j’ai déjà les miens. Pour ce qui est du lieu, je suggère soit le parc de l’enfant Jésus à Douai, soit le petit coin en bord de Deûle, entre Lille et Lambersart (près du domicile de votre nouvelle petite amie), entre deux monticules pyramidaux de terre, couverts d’herbe et parfois de fleurs.

Je vous invite à me répondre, ou tout au moins à me donner un accusé de réception si vous ne souhaitez pas me voir me changer en redoutable "spammeur" qui vous enverrait inlassablement la même chose. Sachez, pour finir cette missive, que si vous refusez ce que je vous propose vous n'entendrez plus parler de moi, je ne chercherai pas à vous voir et vous considérerai comme déshonoré. Sachez que l'honneur s'éprouve, Monsieur, et qu'une fois perdu, il est bien difficile de le recouvrer.

Salutations,
Jérémie Sercy

mardi 20 janvier 2015

Je ne tiens jamais mon journal


Mardi 20 janvier 2015, deux heures dix du matin, Lambersart, ma chambre. Au fond, il n'y a pas de mystère : je vais bien, au point de susciter en moi des réminiscences de manie, malgré le froid glacial dans lequel ma chambre est plongé, malgré la fatigue, la lassitude du tabac, la mauvaise musique, je vais bien, dis-je, pour la simple raison que je vais moins mal. Je m'explique, et rappelle ici cette journée d'août 2014, dans les Alpes, en compagnie de V. et T. : journée maniaque, mais pourquoi ? Tout simplement parce que, pour une raison dont j'ignore certes et l'origine, et la raison de son peu de durée, parce que sur le fond d'une dépression molle, cela va un peu mieux. Ce n'est qu'un monticule, et non l'une de ses montagnes dont j'étais alors entouré, mais à côté du gouffre, c'est déjà bien haut.

D'autre part, il me semblait comprendre enfin pourquoi je brassais tant de vent lorsque j'allais bien, et avais paradoxalement parfois besoin d'aller un peu moins bien, ou de m'être mieux habitué à mon trop-bien-être, pour entreprendre quelque chose. C'est que le simple motif de mon humeur me suffit alors à être heureux. A quoi bon lire, écrire, faire ? Il suffit d'être. Et certes pas, ou peu, de paraître.

Enfin, et pour faire simple, l'insomnie consécutive à ce genre d'état se passe de commentaire : dormir, c'est accepter une césure après laquelle le malaise peut revenir. Afin de faire durer autant que possible mon état, je n'avais d'autre choix que de veiller.


Le reste sera bavardage, ébauche toujours reprise des mêmes commentaires sur ce qui m'arrive alors, que j'ai osé comparer à une résurrection à une occasion : le sentiment de reprendre possession de mon être. La métaphore du Magicien d'Oz, toujours, que je veux aujourd'hui complète : le cœur, le cerveau et le courage enfin retrouvés (plus complète que jadis, car j'envisage seulement à présent de prendre en compte le courage, qui me semble à présent une troisième dimension très évidente).


La conviction, pourtant, plus claire cette fois-ci, qu'il me faut faire quelque chose de ce renouveau. La Vie de l'esprit, bien sûr ; mon séminaire pour lequel je dois lire ; peut-être un mauvais petit poème de mon cru…


Mais tout d'abord, place à Bach, un peu au hasard, histoire de mieux peupler ce début d'insomnie, bien qu'en parfait philistin.


« La claire conscience de la préciosité du temps », etiam sic.


Deux heures trente-et-une du matin, sans interruption, même lieu. Le temps me manque alors. Divaguons : il me faudrait pouvoir mettre en réserve ces longues heures passées dans la dépression, incapable de rien, et les utiliser en ces instants que, j'ai peur de le dire, j'ai envie de qualifier de grâce.


Je suis en tout cas plus que jamais convaincu qu'il ne peut y avoir de montagne sans vallée, de sommets sans contrebas.


Alors, que faire ? Eh bien, rien d'autre que garder, autant que faire se peut, le souvenir de cette impulsion. Finir cette petite page d'un journal que je ne tiens jamais. Ne pas oublier. Ne pas oublier. Ne pas oublier les possibles. Ne pas oublier cette modalité, la possibilité. Résister aux sophismes de la dépression, à la conviction de ne rien valoir, à celle que tout est irrémédiablement perdu, trop tard, mal venu. Consigner dans quelques mots, que je veux qualifier de maladroits pour capter votre bienveillance, alors même que je me réjouis de leur retour, de les voir briser le silence dans lequel m'enfermait la tristesse. Et qu'importe après tout, qu'ils soient mauvais, ces mots, mes mots en « x », banals, mille fois usités, et mieux qu'ici : ce que je veux dire, bien que je le porte à votre connaissance, et c'était depuis le début mon attention, c'est qu'il me reste tout à préparer, et que je ne dois plus jamais l'oublier. Deux heures quarante-et-une du matin. [Relecture] Deux heures quarante-quatre du matin.



DEBUT

vendredi 2 janvier 2015

Kleptomane

J'ai volé un déodorant
Sans faire attention
Il était dans ma poche à la sortie
Ou bien l'aurais-je payé ?
Ne croyez pas mes poses.
Je mime la folie, pour tendre à la sagesse.
C'est vous qui êtes tous fous !
(Je veux bien croire que tu n'as pas fait exprès de me dérober)