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samedi 15 janvier 2022

Deux hommes sympathiques

 

 [Suite d'Un homme sympathique].


Je ne pensais pas revenir un jour ici. La dernière fois, l’été approchant, la ville était baignée de lumière et le costume qu’exigeait mon emploi était trop chaud ; ce jour de janvier trois couches de vêtements me laissaient sentir le froid et la neige crissait sous mes pas là où elle ne s’était pas encore changée en boue. La nuit commençait à tomber, le temps se mettait au diapason de mon humeur sombre. Je connais bien les bars. Quand on les fréquente assidûment, certains d’entre eux du moins, ceux dont la clientèle se renouvelle peu, on est toujours certain de croiser une majorité d’habitués parmi les convives présents. Celui que je cherchais était de ceux-là, et Robert était de toute évidence de ceux-ci. Je n’avais pas noté le nom de ce bistrot, je ne savais même pas dans quel quartier il se situait. Je me souviens que j’avais marché assez longtemps, que j’avais franchi le canal, et l’avais déniché, confondu parmi des maisons qui se ressemblaient toutes. Il y avait moins d’un an que je m’y étais arrêté si bien que j’étais certain, après quelques déambulations, de le retrouver. Et je le trouvais en effet.


D’un coup d’œil je vis que l’on n’y fumait plus. Les bars restés réfractaires se soumettaient les uns après les autres aux lois scélérates du totalitarisme hygiéniste, pensais-je en mon for intérieur, souriant dans ce même for de me laisser aller à des pensées si ridicules malgré leur ton volontairement plaisant. Je tirais nerveusement une dernière bouffée de cigarette, jetais négligemment mon mégot, mais pas si négligemment que si je n’avais même pas essayé de viser le caniveau où j’espérais que sa présence constituerait une moins grande nuisance, et ce même si j’avais lu dans une obscure revue d’écologie de gauche qu’un mégot souillait plusieurs litres d’eau. Je rentrais.

Il était toujours là, au comptoir, sur le même tabouret que la dernière fois, que la seule fois que je l’avais vu. Il me semble qu’il portait la même veste noire de velours côtelé, les autres vêtements étaient sombres comme je croyais m’en souvenir. Et je me fis en voyant sa gueule la même réflexion que lorsque je le vis pour la première fois : le décrire n’aurait décidément aucun intérêt, serait revenu à dresser pour des enquêteurs un portrait robot en tâchant d’y inclure le moins possible de signes distinctifs. Je m’avançais doucement vers lui, il n’avait même pas levé les yeux de son verre lorsque la porte s’était ouverte – un verre de Duvel, vraisemblablement pas le premier, Robert devait être déjà un peu ivre. « Bonjour Robert » – il se tourna vers moi, me rendit mon salut, me demanda avec un ton de voix manifestant le plus complet désintérêt ce que je faisais ici. Ce que je faisais ici… Je le savais très bien, mais je me demandais ce que je pouvais bien en espérer. Mais puisque j’étais là… J’en venais au fait :

« Vous m’avez contaminé… Depuis deux ou trois mois j’ai commencé à éprouver les symptômes que m’aviez décrit. Je sais que venir ici n’y changera rien mais… je ne savais pas quoi faire d’autre. »

Le visage de Robert s’illumina à mesure que je prononçais ces quelques mots. Je l’avais déjà vu auparavant esquisser une expression de contentement, lorsqu’il avait commencé à me confier son histoire pour la première fois, il y a quelques mois, soulagé de se livrer, mais cette fois-ci cette esquisse par laquelle son visage avait commencé à s’épanouir avait laissé place à la peinture d’une pure joie : Robert avait trouvé son frère. De le voir se réjouir ainsi de mes peines me rendit furieux, mais en même temps je sentais une sensation de bien-être inexplicable monter en moi – inexplicable elle ne le resta pas longtemps : j’étais en sympathie avec Robert. Comme deux amants dont le plaisir de l’un augmente celui de l’autre, plaisir augmenté qui donne à son tour l’occasion d’augmenter celui du premier augmentant, et ainsi de suite, Robert et moi expérimentions une réaction en chaîne de bien-être, et la sensation que j’éprouvais alors n’était pareille à nulle autre jamais ressentie par moi. Mais j’étais furieux dans le même temps, et de nous voir communier ainsi dans une jouissance aussi singulière ne renforçait que davantage, sous un autre rapport, ma colère : mon poing partit tout seul et fit choir Robert de son tabouret.

Je n’avais jamais donné un coup de poing de ma vie, et celui-ci je l’avais donné de toutes mes forces, sur la mâchoire du pauvre Robert. On m’avait souvent dit combien cela pour être douloureux pour la main de celui qui porte le coup, surtout s’il est mal porté, mais la puissance que j’y avais mise eut son effet – ainsi c’est ma joue gauche qui envoya à ma cervelle les premiers stimuli de douleurs comme si j’avais moi-même reçu le coup. Je vis en même temps Robert, qui ne s’attendait pas, instinctivement, à cette autre douleur, saisir convulsivement sa main droite au moyen de sa main gauche. Je trouvais le temps, au sein de cette douleur que le sympathique Robert redoublait, de me demander si dans de pareilles conditions le Christ aurait tout de même préconisé de tendre l’autre joue.

Je relevais Robert en lui donnant la main. Nos douleurs, sans être négligeables, étaient suffisamment légères pour que leur contagion mutuelle demeure supportable. Je me rendis compte que l’ivresse de Robert, et peut-être bien celle des autres clients, qui s’étaient contentés de tourner le regard dans notre direction avant de le ramener à leur verre, avait eu le temps d’infuser en moi, comme si j’avais bu deux ou trois litres de bière depuis les quelques minutes de ma présence en ce lieu. Mais j’étais accoutumé à l’alcool, et somme toute c’était peut-être lui qui me rendait presque insensible à la douleur. Robert finit son verre d’un trait :

« C’est fantastique ! dit-il en se massant la mâchoire, vous ne pouvez pas imaginer la solitude dans laquelle je me trouve depuis l’apparition de ce mal ! De rencontrer enfin quelqu’un qui… Quelqu’un à qui parler de… » Il balbutiait et des larmes se formaient aux coins de ses yeux. Mais je n’avais pas besoin de percevoir ces signes pour savoir, et pour savoir vraiment, pas comme on sait que Moscou est la capitale de la Russie mais comme on sait que deux et deux font quatre, pour savoir ce qu’il ressentait et pour le savoir aussi précisément que si c’était moi qui le ressentait – et en effet c’était aussi moi qui le ressentait.

« Je peux imaginer qu’il est réconfortant de se trouver un pair, lui répondis-je, mais vous pourriez faire preuve de plus de commisération, vous qui savez mieux que quiconque, vous qui seul pouvez savoir, plutôt, ce que c’est. » J’ajoutais, après un silence : « Vous ne m’aviez pas dit cependant que cette sympathite s’étendait au plaisir, aux joies...

- Oh, vous savez, le plaisir est si fugace, les joies sont si rares, je suis allé à l’essentiel… C’est amusant parfois… Ressentir le plaisir d’un voisin de table qui mange quelque chose d’aussi répugnant qu’une andouillette… C’est troublant parfois, éprouver par exemple la joie immonde de ce passant qui voit quelqu’un tomber… Mais dans l’ensemble ce mal ne fait rien d’autre que faire pencher plus nettement le pendule du côté de la souffrance, et si j’ai pris les arrangements que vous voyez c’est bien pour me réfugier dans l’ennui.

- Soit, mais… » Je baissais la voix par excès de pudeur. « Et avec les femmes alors ? Comment dire… Quand elles… Je n’ai jamais été très à l’aise avec ces termes et je ne sais comment le dire autrement : quand une femme est prise de jouissance entre vos bras, avez-vous jamais rien vécu d'ausi fantastique ? »

Robert détourna un instant le regard et bredouilla quelques mots : « Oh, vous savez… oui, certainement, mais enfin... ». Mon humeur se faisait moins jovial et je surprenais en moi une sensation de honte dont je mis quelques instants à comprendre l’origine. Il se reprit et énonça avec plus d’assurance, comme on dit quelque chose dont on a préalablement élaboré en soi le brouillon, et en ponctuant ses mots de petits rires pour faire croire qu’il prenait les choses à la légère : « Je crois que je n’ai jamais fait vivre à aucune femme les cinq fois sur cent qu’évoque Brassens » – au vu de la phrase finale, le brouillon ne devait pas être très bon. La gène avec laquelle il avait commencé à s’exprimer se dissipait, il dressait un simple constat, assumait sans plus de honte la crainte de beaucoup d’hommes – il avait après tout déjà assez de problèmes comme ça pour se soucier par surcroît des orgasmes qu’il n'avait pas suscité chez son ancienne femme.


Je ne sais pas ce que j’espérais. J’étais venu ici voir le seul homme de mon espèce et je n’avais déjà plus rien à lui dire, d’autant moins à vrai dire que nous étions presque littéralement à la place l’un de l’autre : à quoi bon chercher à communiquer quoi que ce soit quand ce qu’il y a de plus intime chez chacun est déjà tout entier présent à l’autre ? J’avais demandé un verre au barman, par sens des conventions, et je le bus en silence, aux côtés de Robert redevenu taciturne. Après que la honte était partie, je sentais que sa joie décroissait peu à peu, que son enthousiasme soudain se changeait lentement en apathie, qu’il avait pris conscience qu’être en sympathie véritable avec une personne souffrant de sympathite aiguë n’avait somme toute que peu d’intérêt... Il avait raison le bougre, le plaisir est éphémère, la joie fugace. Qu’allais-je faire à présent ? Je n’avais aucune perspective, aucune pensée très consistante, sinon que le goût de la bière suscitait en moi le désir d’en boire davantage. Je prendrai ensuite une Westmalle, tiens, une bière exigeante et que je n’apprécie généralement qu’au bout d’une ou deux petites bouteilles. Quelques Westmalle, oui, ne prévoyons pas plus loin, c’est bien assez. Je pourrais m’installer ici au fond, acheter une petite mansarde, vivre de mes économies et boire de la bière à côté de mon seul semblable, ne plus ressentir que l’ivresse, engourdir mes sens. Après tout je pourrais tout aussi bien choisir une autre petite ville, une autre ville aussi terne que celle-ci, quelque endroit où les hommes vivent trop doucement pour que leurs peines ne me gênent trop, une ville du nord où le temps maussade émousse les passions et où le froid les engourdit, une ville un peu bourgeoise, où l’on ne croise pas à tous les coins de rue un paria sans demeure qui a froid, qui me donnera mal. Il faut me résigner, ici ou ailleurs après tout… Je trouverai bien un comptoir où m’accouder. Et j’y noierai mon intériorité dans une mer d’alcool.


vendredi 2 février 2018

Un homme sympathique

La métamorphose du mot sympathie et de ses dérivés (jusqu'au grotesque « sympa »), dont le sens originel a certes été conservé par son synonyme latin « compassion », non sans certaines connotations religieuses qui lui étaient sans doute à l'origine étrangères, n'est pas due au hasard. Si ce mot a disparu, c'est parce qu'il n'avait pas de sens, dans la mesure où il ne référait à rien. La fortune du mot récent d'empathie n'est pas plus fortuite, chargé que se voit ce vocable de signifier le véritable degré de connexion à autrui que l'homme peut éprouver. Je crois que même le Christ n'éprouva jamais de sympathie en ce sens, ce n'est pas lui l'homme sympathique dont je veux vous entretenir : l'aurait-il été qu'il aurait lui-même dressé sa croix pour s'y crucifier. Bien entendu je ne nie pas que l'on puisse éprouver de la tristesse face aux douleurs d'autrui, mais cette tristesse est bien souvent empathique, justement, elle tient son origine et son efficace de la crainte ressentie de se trouver un jour à la place du malheureux en question. Et face à un suicide, ne sommes-nous pas avant tout pris à la gorge par le malheur, égoïste, de ne plus jouir de ce que le disparu nous apportait, bien plus que de son éventuelle souffrance, qui de toute évidence a cessé ?

Mais je ne suis pas fait pour les préambules théoriques, je n'ai pas les diplômes, je n'en ai pas le talent ; il est temps que je vous parle de cet homme que j'ai un jour croisé et dont le souvenir ne m'a depuis plus quitté.

Personne ne trouvait Robert sympa. Toujours à faire la gueule, parlant à peine, les yeux parfois embués par des larmes naissantes qu'il tâchait autant que possible de cacher, il inspirait tout au plus une vague pitié, et passait pour un misanthrope. C'est qu'il se mêlait peu aux gens, Robert, bien qu'il était inexplicablement amené à les fréquenter. Dans le café où il avait ses habitudes, il descendait les verres en silence, sans rien dire, jetant autour de lui des regards méfiants. Si d'aventure le barman, un habitué, un client de passage lui adressait la parole, il répondait poliment mais évasivement, cherchant à couper court au plus vite à la conversation. Il repartait lorsque le bar fermait, et personne ne savait bien où il allait, s'il allait se terrer dans un logis dont tout le monde ignorait l'adresse, ou arpenter les nuits désormais sombres de la petite ville de province qu'il habitait. Quant à son apparence elle était banale, et me donne un bon prétexte pour éviter de tenter une description qui, réussie, n'en serait pas moins sans relief.

J'étais de passage dans cette ville pour le travail qui m'amenait souvent à voyager dans de tels endroits, et ayant quelques heures à perdre avant de reprendre le train, je cherchais un café où assouvir mon penchant pour la bière, ma journée étant pour ainsi dire finie, et le train m'angoissant moins quand je le prenais légèrement ivre. C'est idiot, je sais, d'être angoissé par le train, mais c'est une autre question, et elle n'a pas beaucoup d'intérêt. Je passais alors presque sans le voir devant un troquet sans aucune prétention et qui devait avoir l'avantage de pratiquer des tarifs bas – avec l'habitude, ce genre de choses se reconnaît sans qu'il soit besoin de voir la carte des prix. En cette journée de mai, je cherchais plutôt une terrasse pour assouvir l'un de mes autres penchants, le tabagisme, mais un rapide coup d’œil à l'intérieur me permit de voir que ce bar était fumeur, malgré l'interdiction. Cette singularité, que je savais encore pratiquée par quelques établissements marginaux, me convint de pousser la porte, et je m'installais au comptoir, commandais une bière, et souriait à l'homme qui se tenait à mes côtés, sourire qu'il me rendit : je venais de rencontrer Robert.

J'aime bien parler aux gens que je ne connais pas, lorsque je suis certain de ne pas les importuner, moyennant quoi c'est bien souvent moi qu'on importune, car ce genre de rencontres hasardeuses ce sont souvent les bavards qui les acceptent, gâchant de leurs interminables monologues toute possibilité de conversation. Sentant Robert rétif, je ne cherchais pas à lui adresser la parole, et me contentais de vider successivement quelques verres. Au bout du troisième ou du quatrième, je n'ai jamais eu la mémoire des verres, je m'avisai que Robert les descendait au même rythme, sollicitant d'un « moi aussi » le même précieux liquide à chaque fois que je repassai commande. Mais je ne l'abordais pas pour autant, me contentant de lui jeter des regards entendus. Mon mutisme n'était pas que politesse, Robert n'était pas vraiment le genre de type qui donne spontanément envie d'engager la conversation, et ce même lorsque l'alcool rend les hommes frères, s'il ne les fait pas se mettre sur la gueule.

Je suis quelqu'un de banal, jusqu'à la conviction intime d'être extraordinaire. Rien dans mon apparence ne trahit autre chose, je ne séduis particulièrement ni les femmes ni les hommes, je me contente de plaire à quelques uns d'entre eux non sans regretter, lorsqu'il s'agit des femmes et qu'elles sont jolies, de ne les attirer que si rarement. Bref, j'ignore ce qui poussa Robert, ce jour-là, à me choisir comme confident. Avec le recul, je me serais attendu à une entrée en matière solennelle, quelque prêche, discours, je ne sais, mais pas les banalités que se servent les hommes qui n'ont rien à se dire, qui les amèneront dans le meilleur cas à autre chose, dans le pire à se quitter avec le sentiment du devoir accompli : « J'ai informé mon interlocuteur de l'imminence de la pluie, je peux mourir l'âme en paix ». Robert, donc, commença par me faire remarquer qu'il faisait beau.

Bien vite, la discussion devint plus intéressante, puisque naturellement nous en vînmes à disputer des mérites comparés de diverses bières. Le bar où nous nous trouvions se trouvait avoir en réserve quantités de bouteilles exotiques de la ténébreuse Belgique, et nous laissâmes la pils que nous buvions pour nous lancer à leur découverte, non sans les commenter avec luxe de détails, comme deux amateurs que la boisson rend loquace. Bien vite je fus ivre mort. Robert, lui, si c'était le cas, n'en laissait rien paraître.

Mon récit aurait gagné à ce que je ne boive que de l'eau ce jour-là, puisque j'aurais pu restituer avec davantage de détails les paroles que mon ivresse noya dans les brumes d'un presque oubli selon un phénomène bien connu de maints buveurs, mais d'un autre côté cette conversation entre Robert et moi n'aurait alors sans doute pas eu lieu, et Dieu sait que notre choix n'est pas entre la perfection et le néant, mais bien entre l'imperfection et ce dernier. Mais il est temps d'en venir aux faits.

Alors que nous venions de terminer une bière trappiste et d'en vanter les mérites, l'expression du visage de Robert connut une légère modification, presque imperceptible, cessant de paraître seulement triste pour exprimer également une nuance d'enthousiasme, les yeux légèrement brillants sans qu'ils paraissent au bord des larmes, et le coin des lèvres se relevant très légèrement parcourant une portion infime, mais significative, de l'espace qui sépare la moue du sourire. Il se pencha alors légèrement vers moi, et me dit : « Je souffre de sympathite aiguë ».

Il répéta à ma demande l'étrange expression. Je comprenais par le suffixe et l'adjectif employé qu'il me faisait part d'une pathologie qui l'affectait, mais n'en comprenais pas pour autant le sens. Il souffrait de trouver les gens sympathiques ? Ou de l'être trop avec eux ? Le peu de relation que j'avais eu avec lui suffisait à me convaincre qu'il ne devait pas s'agir de la deuxième solution, mais la première paraissait presque aussi saugrenue. Je sollicitai alors une explication, qu'il me donna dans un long monologue, et que j'essaye de vous livrer du mieux que je peux.

« Il faut d'abord que je vous dise que je ne suis pas né comme ça... J'ai eu une enfance normale, ni particulièrement heureuse, ni particulièrement malheureuse. Ma famille n'était pas pauvre, sans être riche, et on peut dire que je ne manquais de rien. J'ai eu des camarades tout au long de ma scolarité qui fut, de même, banale. Je vous raconterais bien quelques anecdotes tirées de cette époque, mais elles seraient du même acabit, de ces petites histoires qu'auraient pu vivre tous les enfants de ce milieu, de cadeaux de noël qu'on découvre émerveillés, de petites bagarres insignifiantes, plus tard de peines de cœurs adolescentes et de médiocres succès alternant avec régularité. Je m'en veux presque de relater tout cela, qui importe si peu, et ne le fais que pour insister sur la radicale banalité de mon être.

Après un baccalauréat scientifique, j'entamai des études de médecine, ayant commencé à travailler avec suffisamment d'assiduité pour pouvoir prétendre, si mes efforts se maintenaient, à une certaine ascension sociale par rapport à mon milieu d'origine. Par le biais d'amis commun, je rencontrai Marthe, et restais en couple avec elle pendant quelques années, jusqu'à ce que ne commencent mes problèmes. J'en viens au fait.

Je venais d'avoir vingt-trois ans quand apparurent les premiers symptômes. Je m'en souviens bien, c'était un dimanche de juin, il faisait beau, comme aujourd'hui. J'allais rejoindre Marthe, nous devions aller voir un film au cinéma avant de dîner ensemble, une soirée d'amoureux sages qui m'apportait la joie simple de vivre une vie bien rangée, calme, loin de toute inquiétude. Je passai alors devant un clochard, ceux pour qui chacun, lorsqu'il ne veut pas donner, a élaboré une stratégie d'évitement, plus ou moins adroite selon son degré de politesse. Je m'apprêtais donc à le rembarrer, la mine navrée, « J'ai pas de monnaie, désolé », quelque chose comme ça, quand je sentis, pour la première fois, me prendre aux tripes cette sensation qui devait ne cesser de gagner en intensité par la suite. Ce n'était pas de la pitié, ce n'était pas de la gêne, non, c'était un immense désespoir. Le sentiment, pour moi inédit, que la vie ne m'apporterait plus jamais rien, qu'aucune solution inespérée ne se présenterait jamais. Plus étrange, plus inexplicable encore, j'avais mal aux pieds et aux dents, et plus généralement une sensation de mal-être physique dans l'ensemble de mon corps.

Tout cela s'atténua lorsque je parvins à m'éloigner, jusqu'à disparaître complètement. Je rejoins Marthe, vis un médiocre film, et dînais de bons sushis avant de retourner à notre appartement commun, y fis l'amour, et m'endormis sans peine.

A l'époque, j'étais interne dans un hôpital. Je ne faisais part à personne de mes étranges souffrances soudaines et fugitives, certain que le diagnostic ne pouvait être que d'ordre psychiatrique, et espérant alors qu'elles ne reviennent pas. Quelques semaines se passèrent, sans incident, jusqu'au jour où le service des urgences admit une victime d'accident de la route. Lorsque le brancard passa devant moi, une douleur insoutenable me prit et je m'effondrai sur le sol, les bras croisés autour de mon corps à l'agonie. Le brancard poursuivit son chemin, et lorsqu'on s'enquit de ce qui venait de m'arriver, et qui ne se faisait déjà plus ressentir, je prétextais un malaise. On me prescrit néanmoins une visite médicale, à laquelle je ne me rendis pas quand je m'aperçus que ce mal dont je souffrais s'était désormais déclaré et ne connaîtrait plus d'intermittences : je ne pouvais plus rester dans la même chambre qu'un patient sans éprouver à l'identique chacune de ses douleurs. Je ne pris même pas la peine de démissionner : abandon de poste, je fus évidemment viré au bout de quelques lettres restées sans réponse.

La plupart des gens souffrent de manière raisonnable, aussi m'est-il possible depuis ce jour de me promener dans la rue sans être trop incommodé. Mais la fréquentation d'autrui m'était devenue profondément désagréable, même avec Marthe. Mon étrange mal me permit de comprendre qu'elle ne mentait pas, lorsqu'elle prétextait la migraine pour ne pas s'unir à moi. Et, chaque mois, ce mal de ventre qui prend les femmes, et auquel je n'étais pas habitué, pour cause. De toute façon, il est extrêmement désagréable d'être au diapason des souffrances de n'importe qui, ces souffrances que seul aspire à partager celui qui les porte. Bref, je compris que je ne pouvais plus avoir de relation soutenue avec les autres, je quittais Marthe, notre appartement, ma ville, et vint m'enterrer ici, où je vis depuis lors. L'alcool émousse ce don étrange et maudit, et me permet de supporter un peu les autres, que je considère depuis néanmoins toujours avec méfiance, ayant perdu pour toujours l'envie de mieux les connaître. »

Ce long monologue me laissa un moment interdit. Ivre, comme je l'ai déjà dit, je ne pouvais m'empêcher de trouver plutôt cocasse ce récit improbable dont je retranscris la substance. Je plaignais ce pauvre bougre, bien sûr, d'autant que, pour une raison inconnue de moi, je ne pouvais m'empêcher de le croire. Mais je ne souffrais pas avec lui, moi, et j'avais un train à prendre. Je levais les yeux vers l'horloge du troquet, et constatai que mon train partait dans un quart d'heure. Il n'y en avait pas d'autre. Je laissai alors un billet sur le comptoir, et prenais congé de ce sympathique personnage, que je ne revis jamais.

lundi 5 mai 2014

La patrouille du rêve

    De doctes experts prétendent avec aplomb qu'on ne peut maîtriser ses rêves, qu'on ne peut s'y rendre compte que l'on rêve, voire qu'on ne pourrait y lire.
    Balivernes.
    Mais... il y a un prix à payer, pour ceux qui franchissent le seuil de la normalité onirique. C'est ce que j'appris le jour où je rencontrai... mais n'anticipons pas.
    Je n'écris pas pour contribuer à une quelconque théorie du rêve. J'ignore même s'il existe un inconscient, c'est dire. Je ne fais que rapporter une expérience à laquelle, je le sais, c'est ma conscience, majeure et diagnostiquée, qui se confronta.
    Mes réveils sont toujours pénibles. Je me recouche, et me recouche, et me recouche encore tant que Morphée me prête sommeil, ou seulement somnolence. Mais, ce matin-là, l'excitation me tira du lit aux aurores pour griffonner, sur mon cahier virtuel, quelques notes que je m'efforce ici de rendre aussi assonnantes et profondes que mes moyens me le permettent.
    Est écrivain qui veut, mais on peut l'apprendre à dure école, dans l'échec d'une volonté défaillante. Evidemment c'est faux, mais c'est aussi vrai. Tenez, pendant ce rêve, quand je me trouvais, après quelques envols en compagnie d'amis (avec qui j'avais pris rendez-vous au sein du rêve afin qu'ils me confirment, au réveil, que ce rêve avait bel et bien une dimension télépathique), quand je me retrouvais dans cette librairie où les illustrés arboraient de faux noms. Eh bien ! Que je sois damné si je n'ai pas lu le début d'un très beau livre. Je n'exclus pas tout-à-fait avoir été, encore une fois, en présence d'une réalité qui m'était extérieure, mais, mon orgueil – et ce qui me reste de lucidité – me soufflait que c'est à ma seule et prodigieuse imagination que je dus ce chef-d'oeuvre oublié.
    Et cette cathédrale ! Les tenants de la Tradition voient dans cette forme d'architecture l'un des derniers ouvrage vraiment authentiquement valable (puisque, précisément, relevant d'une science sacrée en quoi consiste ladite Tradition) que l'Occident, avant sa décadence (dont ils situent les podromes au moment de la Renaissance) ait produit. Eh bien je défie ces grands architectes de la gloire divine d'égaler en beauté et ne serait-ce qu'en conception celle que je survolais à la fin de mon rêve ! J'aimerais avoir à ma disposition les moyens littéraires de mes talents de constructeur. Ces clochers, ces vitraux, ces statues, ces Christs... Quel talent ! J'espère vous avoir convaincu, avec ce maigre aperçu, qu'est architecte qui veut.
    Mais mes rêveries d'insomniaque solitaire m'éloignent de ce sujet rêvé.
    Reprenons.
    Après avoir nonchalamment pissé, depuis les airs, sur les spectateurs d'un cinéma, je me trouvais donc dans une ville où m'apparut, à la fin du rêve, la cathédrale des cathédrales. C'est d'ailleurs ce spectacle qui me tira du sommeil, et je me réveillais, sans songer que le vieux Freud associerait volontiers ces beaux clochers à des pénis en érection.
    Il faut que vous compreniez que j'étais en plein rêve lucide, en train d'en arpenter les frontières, d'en explorer les possibilités. C'est alors que, et c'est pourquoi, un groupe d'énergumènes en tenue rétro-futuristes m'interpellèrent en déclinant leur fonction : c'était la patrouille du rêve.
    Ils étaient tout droits sorties de mauvais films de science-fiction dont je m'étais abreuvé. Leur rôle, évident, était de s'assurer que je ne bouleverse pas les lois du monde onirique, fonction dont ils s'acquittaient en contrôlant les illuminés dans mon genre. Mais, puisque de toute évidence je présentais les caractéristiques d'un sujet d'exception, ils entreprirent de m'enrôler au sein de leur brigade, qui partait pour Rome.
    Ici mon récit prend deux directions antagonistes. D'un premier recoin de ma mémoire surgit le souvenir d'une échoppe des anti-rêves, sorte d'inverseur de polarité permettant de rêver la réalité. Je laissais partir la patrouille du rêve pour tenter cette intéressante expérience. J'exigeais de ces gens un anti-rêve heureux. En somme je voulais simplement comme d'autres une existence heureuse. L'anti-rêve en question me mit en situation d'uriner aux toilettes, scène suivie d'une sorte de zoom arrière qui me révélait la cuvette au sein d'un téléviseur vide. Je me réveillais alors, en quelque sorte, je retournais au rêve, et m'en prenais à ces marchands de réalité frelatée.
    D'autres prétendent que je partis à Rome avec les patrouilleurs, où l'on m'adouba grand patrouilleur de l'Ordre onirique. Depuis j'arpente les rêves d'autrui, je scrute leurs folies, leurs déviances, je veille à ce qu'ils ne percent jamais nos secrets, qu'ils ignorent toujours le pouvoir dont ils sont secrêtement investis et que nous réservons à une poignée d'élus. Il faut parfois réveiller les plus récalcitrants, rendre leurs rêves banals, saper au sein même de leur inconscient toute velleité de lucidité. C'est un travail ingrat, mais il faut bien gagner sa vie.

lundi 28 avril 2014

Paulette Parmentier, par Pierre Marie Déniel

    Je préfèrerais dire que j’ai fait un simple détour ; en réalité, il se pourrait bien que je me sois rendu dans ce coin-là exprès. Je me suis engagé péniblement sur le chemin, ma voiture s’embourbant presque dans la neige. J’avais mal au crâne à cause du whisky de la veille, mais cela n’était plus tellement important. Dès qu’il fut possible d’apercevoir la maison, je me suis garé sur le bas-côté. J’ai écrasé mon mégot et me suis regardé dans le rétroviseur, passant la main dans mes cheveux, puis j’ai remis mon chapeau de feutre. J’ai claqué la portière et j’ai rallumé une autre cigarette. La neige rentrait dans mes chaussures et trempait mon pantalon bien au-dessus des chevilles. J’ai marché difficilement jusqu’à la maison en espérant que l’adresse que j’avais trouvé était la bonne. Les fêtes de noël approchaient, elle devait donc être là pour passer quelques jours en famille. J’ai remonté la petite allée d’ardoises, manquant de glisser à cause de la neige fondue et de ma démarche rendue mal assurée par l’appréhension. J’ai sonné. Plus jeune, j’avais écrit des histoires. Des histoires s’inspirant de ma vie, enfin, surtout des prolongements imaginaires de cette vie. Des prolongements qui revisitaient toujours l’avenir d’un œil romanesque. J’ai sonné de nouveau. Il était bientôt seize heures. La vie réelle avait fait peu battre mon cœur ces dernières années, aussi, je tentais de vivre les situations que j’avais fantasmé par écrit. Cette visite, je l’avais tant imaginé, et plutôt joliment décrite dans un petit récit, et voilà que poussé par la lassitude et la sécheresse de mon quotidien, je tentais de la rendre réelle. Personne n’ouvrirait, et tout cela ne resterait qu’une simple histoire sans grand intérêt.
    J’allais m’en rallumer une quand j’entendis des pas dans le vestibule. Une femme de soixante ans peut-être poussa la grosse porte, et me dit un bonjour qui ressemblait à une question.
    « Je suis bien chez les Parmentier ? 
    – Oui… vous désirez ? » me demanda-t-elle gentiment. Je devais inspirer peu de méfiance, malgré mon chapeau, mon grand manteau noir, et mon visage triste et mal rasé.
    « Je passais dans les environs. Par hasard. J’aurais voulu… si elle est là, si elle habite toujours ici… saluer Paulette. 
    – Vous avez bien de la chance, elle est là pour quelques jours. Vous êtes un ami ? Un ancien camarade de classe ? 
    – Vous lui direz que je suis Pierre Marie Déniel et que je l’ai bien connu, autrefois, il y a quelques années. Elle se rappellera… sûrement… peut-être.... »
    J’attendais encore, le cœur battant.
    Elle eu l’air surprise, évidemment.
    « Pierre ?! 
    – Paulette ! »
    Elle resta, quelques instants, figée sur le perron. Puis me demanda comment j’allais.
    « Ca va… on fait aller… »
    Son visage avait peu changé, les traits avaient un peu durci, je crois, et son regard était plus sec, peut-être simplement parce qu’elle ne me regardait plus comme j’avais l’habitude qu’elle me regarde à l’époque où l’on se connaissait.
    Elle m’a parlé de choses et d’autres, assez banales, et j’ai répondu des banalités aussi. La vie avait suivi son cours, et nous devisions là-dessus, pour la convenance, le véritable enjeu, du moins pour moi, était ailleurs évidemment. C’est étrange comme les moments que l’on croit émouvant sont, en apparence, si triviaux. On parle d’éventuels diplômes obtenus, ou d’emploi occupé, sans dire, par pudeur peut-être, ou parce que c’est bien ce qu’il y a de plus complexe à exprimer avec justesse, comment, tout ce temps-là, notre cœur a battu, pour qui, et pour quoi.
    Bien qu’en étant devenue une, par la force des choses, cela ne m’amusait pas de jouer les grandes personnes, aussi j’essayais de faire dévier la conversation.
    J’ai dit : « Ca me fait bizarre de te revoir… ça fait combien de temps ? Trois ans… presque trois ans… 
    – Oui, c’est ça, trois ans… oui, c’est curieux, mais tout à bien changé. On a évolué, chacun de notre côté, on a avancé… »
    Je n’avais pas vraiment évolué.
    J’ai répondu : « Oui. Avec le temps, les choses s’arrangent… on ne les considère plus de la même façon… avec le temps… on se dit que c‘est mieux, mieux comme ça… »
    Je l’ai regardé, encore. Et j’ai senti une boule dans mes tripes, mon trouble revenait, le même qu’au temps où l’on se fréquentait. J’aurais voulu dire que, oui, j’avais voyagé, que j’avais cru oublier, mais, qu’au fond, je n’avais pas cessé de penser à elle, malgré les mers qui m‘avaient tenu loin de mes habitudes, malgré les saisons qui passent et les années qui s’enfuient. Mais je n’ai pas parlé. Cela ne signifiait plus rien à présent. La personne que j’avais aimé n’existait plus, j’avais devant moi un visage qui me rappelait les douleurs du passé, des douleurs dont je n’avais pas guéri. Le chagrin était resté, la rancœur aussi peut-être, mais l’amour avait disparu. J’avais aimé un souvenir. Il neigeait, la même neige qu’il y a trois hivers, et elle avait moins changé que moi. L’alcool et les errances diverses m’avaient fait vieillir prématurément. Elle avait peu changé, mais ce face à face étrange ne mettait en évidence que ce que le passage du temps avait détruit de notre relation. Cette relation n’était plus évidemment, mais, surtout, la peine, le manque et l’absence n’avaient, eux non plus, plus lieu d’exister. Il n’y avait plus rien, juste une douleur dans l’estomac, anachronique, sans autre fondement que le souvenir que son visage et la neige faisaient ressurgir.
    Elle voulait prendre congé de moi, car on n’avait surement plus rien à dire. On peut rarement parler pour ces choses-là, on ne peut qu’éprouver des sensations qu’on ne comprend pas. Je ne pouvait pas parler, je ne pouvais plus meubler une conversation dont je me fichais. Je n’ai pu m’empêcher de conclure : « Ce qui nous empêchait de dormir la nuit, de manger, ce qui nous tourmentait ou nous rendait fou de joie autrefois, n’a plus d’importance aujourd’hui. On s’en fiche, on en rit, ou pire, on ne s’en souvient même plus, et c’est ça qui est terrible. » Elle m’a dit de ne pas prendre froid, par ce temps.
    « Bien. J’y vais. J’ai a faire. »
    Je n’avais rien à faire, je ne faisais rien.
    J’ai redescendu l’allée en ardoise, tout aussi maladroitement. Je n’avais pas la force d’allumer une autre cigarette. Paulette Parmentier… pfff… quel nom stupide… elle aurait pu porter un nom normal, dans le même genre, mais moins ridicule. Pauline au lieu de Paulette, par exemple… ça aurait eu un peu plus d’allure… Le jour déclinait déjà, et la neige s’était remise à tomber salement. Je me suis assis au volant de ma voiture, épuisé. J’avais voulu me divertir, tromper l’ennui, et maintenant, une larme coulait sur ma joue. Ça devait être le froid qui me piquait les yeux. Oui, ça devait être ça. Mes yeux pleuraient à chaque fois que la neige revenait.

vendredi 18 avril 2014

En rythme

    Marche, études, sommeil. Se lever, se laver, s'habiller. Sortir, transiter, entrer. La vie est faite de ces triviales trinités – qui n'en sont que pour le plaisir euphonique du ternaire. En binaire, en quaternaire, peu importe ; ce qui compte c'est le rythme.
    Une vie sans rythme a vite fait de s'affaisser, de se vautrer dans l'absence de sens. Le néant ni le chaos ou la mort n'ont de rythme : c'est la vie, l'être et l'ordre qui l'imposent à la matière. L'écriture vient de même briser le silence en éclats rythmés, le poème le plus visiblement. La dépression est comme une recherche désespérée et insensée d'échapper à la contrainte du rythme, les agendas n'y ont plus cours, les montres s'arrêtent, le jour et la nuit n'ont plus de pertinence propre.
    Je pense de plus en plus que l'homme ne peut être heureux qu'en rythme, ressort profond à mon avis du succès des rengaines sur l'esprit humain. Ne parvenant à choisir leur rythme, à se l'imposer, beaucoup en sont réduits à considérer que le travail, loin d'être un fléau, est la condition nécessaire de leur félicité quand bien même ils ne seraient pas contraints de s'y vouer. Morale d'esclave : l'aristocrate est celui qui n'admet pas qu'autrui décide pour lui de l'emploi de son temps : il le sait trop précieux pour cela.
    Bien que me rêvant aristocrate, je me résignais à aliéner une partie de mon temps en travail rémunéré, ne disposant pas de toute façon des rentes qui m'auraient permises de m'en affranchir matériellement, et sachant bien que chaque fois que le temps m'avait été donné je l'avais gaspillé en vains divertissements.
    Je ne saurais dire combien de temps j'ai perdu devant mon ordinateur à m'abrutir à grands coups de séries télévisées. Trop, c'est tout ce dont je suis certain. Un calcul très précis, mais basé sur des données lacunaires, m'avait donné, par un hasard où je vis un signe, 666 heures. Le nombre a peut-être doublé depuis, je ne sais pas, je préfère ne pas savoir. Je ne vais pas chercher à vous convaincre que j'aurais été un type formidable si j'avais su bien employer ce temps, d'une manière ou d'une autre. Peu importe, c'est trop tard, et je suis qui je suis. J'aimerais en revanche y voir le phénomène de l'arythmie la plus pure à laquelle j'ai pu accéder. Peu importe que les séries soient divisés en saisons, les saisons en épisodes : cela ne vaut que quand on les regarde au rythme de leur diffusion. Quand on les regarde d'un coup, enchaînant épisodes après épisodes, tout se fond en un flou indéterminé où tout se confond. Dans cette non-vie, seuls rappellent que l'on n'est pas mort les rares événements imprévus, les obligations qui vous tirent un moment d'un tel marasme. Mais le rythme est perdu, et l'on sent avec certitude qu'il ne reviendra plus jamais. Pourtant, il peut revenir.
    Dans mon cas, il revient par surprise, même si c'est souvent à la faveur de l'automne naissant, pour une raison sans doute aussi triviale que le début de l'année scolaire, recommencement auquel je suis, encore aujourd'hui, assujetti. La mélodie de la vraie vie peut alors reprendre.
    Si elle prend parfois chez moi la dimension assourdissante et exaspérante de rythmiques technoïdes ininterrompues, il arrive que les notes et les silences alternent plus harmonieusement. Je garde alors ce rythme bienheureux aussi longtemps que je le peux, redoutant le moment où le silence viendra à nouveau tout recouvrir. Aujourd'hui je ne suis plus certain qu'il reviendra, ou alors il me semble que je le chasserai, comme un importun auquel on a enfin trouvé le courage de dire le fond de sa pensée.