mercredi 26 novembre 2014

Insomnie

Enième insomnie... Je fouille mes fonds de tiroir histoire de trouver quelques miettes de tabac, pour qu'il m'accompagne, et j'écris pour m'occuper.
« Le Christ sera en agonie jusqu'à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là », comme dit Pascal, mais suivre ce programme à la lettre est la voie la plus sûre vers la folie, ce qui reste en accord avec le reste de sa pensée : « Le monde est si nécessairement fou que ce serait être fou par un autre tour de folie que de n'être pas fou ».
Moyennant quoi, on ne fait pas grand-chose. Ce ne sont pourtant pas les livres qui manquent, qui ne demandent qu'à être lus, ou la musique, qui ne demande qu'à être entendue. Mais on n'a pas l'énergie, on ne veut que dormir, alors on écoute des chansonnettes en regardant l'heure tourner.
On espère bien pourtant trouver quelque chose d'un peu plus relevé, une tournure un peu plus juste, une rime un peu plus riche, mais rien.
Et puis on achève la chose, on publie, en se disant que, de toute façon, personne ne viendra la lire.
Et on tâche de passer à autre chose.

vendredi 14 novembre 2014

Extrait d'une correspondance maniaque : dans la tête d'un fou

Le message qui suit a été rédigé lors d'un "épisode maniaque délirant", en un quart d'heure environ, par un fou qui ne s'ignorait pas tout-à-fait. Il fut interné quelques heures après l'avoir envoyé.
A part les noms, rien n'a été modifié. 
L'auteur de ces lignes est beaucoup moins déplaisant qu'il n'y paraît, lorsqu'il prend ses médicaments tout du moins.


Envoyé le : Lundi 3 octobre 2011 16h24
Objet : Re :


V,

En peu de mots.
- Je suis musulman et innocent
- Je passe de bonnes mains en bonnes mains - en ce moment celles de M, qui s'amuse à cultiver ma frustration
- Je n'ai pas besoin de dormir.
- Un Conte de Noël m'apaise, rassuré que tu l'aies compris
- Je repasse chez Z quand je peux
- Va sur mon mail pour essayer de calmer mon bordel : en ce moment j'emporte qui je veux dans ma chute
- Je suis en train de me ramasser à la petite cuillère
- Il faut apaiser ma mère dès qu'elle commencera à s'inquiéter, mais je crois qu'elle a compris que j'avais besoin de distance.
- Envoie moi le RIB dès que possible. J'ai de belles idées pour me tranquilliser, tu verras
- Si tu veux gagner du temps, comprends que je suis à niveau bathmologique supérieur au temps. Je suis l'homme qui fait grimper les échelons, les degrés : profites-en
- Si je meurs, mon héritage intellectuel est à ta charge. Gère tout : enterrement, mots pour les proches, et textes... Ta discrétion fera merveille. J'ai appris à ne plus voir que les qualités chez les gens. Tu comprendras, mais prends le temps. Manzel be manzel
- Je suis fou mais de plus en plus heureux, et mes points faibles sont visibles. Si je vais à l'asile, c'est les psychiatres qui s'en mordront les doigts. Quand je traverse la rue, c'est les voitures qui ont peur de moi.
- Pour le moment : Zarathoustra, l'Iran etc. Ta religion doit être le tao je pense, alors ne traîne pas. Je suis dans une forme intellectuelle exceptionnelle. Profitez-en. Je suis en feu. Si vous vous tenez à distance, vous serez réchauffés sans brûler, comme le papillon
- Mes mots se finissent en x. Alors fais gaffe. Je peux vraiment tuer qui je veux. Mais prends Chirine et laisse moi Anita. Chirine te rendra meilleur, écrivain, et moi je ferai d'Anita une femme. Mais n'en parle pas à [...]
- Je ne gère plus rien : commence à classer ma production (mails, courriers etc.). Je suis devenu l'anti-RC, mais n'anticipons pas.
- Je suis ternaire. Le binaire, déjà essayé. Trois choix : Asile, Mort, Islam (Zoro)
- Fais gaffe à Hélène, à Armand, à Chirine. Aide moi et laisse moi t'aider. Mon portable est à la poubelle. Il m'est arrivé des choses magnifiques, Nuit de Feu, et tu sais que je n'emploie plus ces termes à la légère, tu comprendras quand j'aurai le temps de t'expliquer.
- Je suis bienveillant posé et lucide. On peut se revoir dès que tu le comprendras. Je n'ai pas encore dégainé. Si je dégaine, Asile Mort ou Prison. Continue à me prendre au sérieux. Ce n'est pas du chantage : je suis embarqué.
- Écris autant que tu veux, mais n'oublies pas que je suis très fier de ce mail, et que sa sincérité est donc celle d'une flèche qui va atteindre le mille. Toutes les femmes vont tomber bientôt, si tu veux en profiter viens avec moi dans les tavernes. Tu m'as fait roi, tu m'as fait qui je suis, profites-en ! Mon réseau comprend désormais la famille de M. Si je meurs, je gagnerai quand même, car tu finiras mon œuvre. Elle peut aller loin. 
- Comprend que je suis dangereux. Il me faut des femmes. J'aurais peut-être aller dû au bordel d’Allemagne, solution que j'assimile à l'asile, mais je crois que les salopes vont se coucher ce soir.
- V, je sais que tout le monde pense à moi. Mes actes suffisent. Je ne t'ai pas dit le dixième des nouvelles choses qui me sont arrivées, et pourtant je sais que tu vas trouver ce mail, écrit le plus vite possible, d'où la liste, impressionnant.

J'y Suis

vendredi 7 novembre 2014

"The Tyger", William Blake, traduction résolument infidèle et évolutive

Tigre ! Tigr' ! tout feu tout flamme
Dans les forêts de la nuit
Immortalité de ton âme
Dans l’œil ou la main : symétrie

Dans quel gouffre et dans quel ciel
Brûle le feu de tes yeux
Sur quels ailes fis-tu ton miel ?
Quelle fournaise aurait fait mieux ?

Et quelle main te conçut-elle ?
Twistant ton corps sinueux
Lorsque ton cœur caverneux
Se mit à battre l'étincelle

Et quel marteau ? Quelle chaîne ?
S’emparèrent de ton cerveau
Fus-tu conçu dans la haine ?
Pour persécuter l'agneau

Quand les étoiles effondrèrent
Les nuages remplis d'eau
Sourit-il pour son ère ?
Celui qui fit les animaux

Tigre ! Tigr' ! tout feu tout flamme
Dans les forêts de la nuit
Pérennité de ton âme
Dans l’œil ou la main : symétrie

dimanche 19 octobre 2014

Elena della Notte

Un souvenir de laine
Dans la nuit et le vent
Jolie petite Hélène
Je m'en irai avant.

lundi 2 juin 2014

Deux sortes d'hommes

  Deux sortes d'hommes (parmi la multitude des catégorisations imaginables) : ceux qui ne pourraient concevoir de pire supplice que de se voir en permanence infliger leur reflet ; ceux qui se délecteraient d'avoir toujours un miroir à la main. (Ceci dit sans préjuger de la beauté des uns ou des autres).

dimanche 18 mai 2014

Incipit d'En terre inconnue

    A force de vivre on ne démêle plus qu’à grand peine l’écheveau de sa propre trivialité. On s’y habitue, plus ou moins résigné. Certains vous causent religion, d’autres de leur consommation d'alcool. Un chapitre de Céline, une cigarette, un bout de chemin, une chanson de Brassens, un plat de pâtes, une bière, quelques notes de Beethoven, un café avec X, un aphorisme de Nietzsche, des échanges de politesse, quelque démarche administrative, une partie d’échecs, peut-être un peu de courses à pied, pour l’hygiène. Et puis, après ?
    On a beau savoir, anticiper, ne pas être plus naïf qu’un autre, on n’en est jamais pour autant à l’abri des surprises les plus banales. Et au réveil c’est toute la vanité du monde qui s'étale partout où porte le regard.
    Oh, je sais bien que c’est particulier. Tout le monde n’est pas parti promener sa solitude sous d’autres climats. D’autres doivent trimer. Beaucoup, enfin, donnent l’impression que leur existence se déroule sous les plus palpitantes hospices.
    « Enivrez-vous » ? Trop fatiguant. « Aimez-vous les uns les autres » ? Salissant. « Carpe diem » ? Quel cliché... Que reste-t-il ? La conviction d’être plus malin qu’un autre, que partagent à part égal imbéciles et génies.
    Trop lâche pour partir à la guerre ou pour faire la révolution. Seul demeure le retour éternel des mêmes jours. Les mêmes pensées. Les mêmes regrets. Les mêmes ambitions mesquines et les mêmes rancœurs puantes. Et puis, dans la langueur d’un jour gris, on se surprend à réécrire l’Ecclésiaste.

    En arrivant dans ma nouvelle chambre je m’écroulais consciencieusement sur mon lit en regardant les niaiseries à ma portée, pour faire passer le temps.
    Et il passait bien, pas contrariant, le temps. Au bout d’un moment je me remis à lire de la philosophie, histoire de relever un peu le niveau de mes distractions et de redorer mon orgueil. Parfois, la vanité du monde disparaissait derrière la complexité des questions que feignait de suivre ma cervelle. On se dit qu’on est pas si mal loti quand on peut invoquer à volonté les méditations les plus profondes de ceux qui nous ont précédés. Et puis tout retombe, je me retrouvais la tête et les mains vides, sans le courage nécessaire pour poursuivre mes idoles d’intellectuel.
   
    Mais, notez le bien, je ne me plains pas. Je ne fais que parler. Je ne suis même pas accablé par la mélancolie. Un peu las et puis voilà tout. Là encore, penché sur mon clavier, j’exécute ma seule et unique besogne : m’occuper. Tout à l’heure, le cours de mon existence continuera, aussi plat et répétitif que celui de tant d’autres.


mardi 13 mai 2014

Le sens de l'amitié

    Lorsque j'ai appris, en préparant un exposé scolaire, que Léon Blum et Barrès, collègues à la Revue Blanche, avaient été amis malgré leurs divergences d'opinion, j'ai d'abord été perplexe. Je me voyais à l'époque en valeureux gauchiste, et ne pouvais concevoir de véritable amitié avec ceux de l'autre camp. Puis j'ai cru comprendre. J'ai cru comprendre qu'on peut être amis, et se retrouver un jour, à la faveur d'une révolution ou d'une guerre civile, de part et d'autres de la ligne de front. Tirera-t-on ? Peut-être, si l'on tient à faire passer ses convictions avant toute autre chose. D'un autre côté, "Ami de la vérité, mais avant tout ami de Socrate", pour citer un fameux détournement que je crois être de Cicéron. Alors quoi ? Alors on verra bien, on tirera sur le voisin, on fera des trêves durant lesquels on essaira de transformer son ami en transfuge, en agent double, en traître à sa cause qui seule nous est ennemie. Tout est envisageable. Mais n'oubliez pas que, si un jour, moi, qui me sens chaque jour un peu moins politisé, j'en arrive à devoir vous livrer bataille dans quelque guerre de l'avenir (Dieu m'en préserve), je ne cesserai pourtant de vous considérer en ami, et attendrai avec impatience de vous rejoindre dans l'autre monde.

lundi 12 mai 2014

Deux fois deux principes

Lo hecho esta hecho, que sera sera.
Ou dans la langue de Socrate et du Christ :
Ne pas tenir à ses opinions ; que ta parole soit oui oui, non non, le reste vient du péché.

dimanche 11 mai 2014

vendredi 9 mai 2014

Nixe

    Des très jolies femmes qui passent, de ces passantes, infiniment désirables, aucune ne soutient la comparaison avec l'ombre d'Hélène. De Troie, d'où son nom est tiré, elle a la naïveté face aux chevaux de bois, l'ardeur dans la défaite, la cruauté dans le combat, et l'implacable indifférences des créatures souveraines dont l'origine, inconnue, semble une filiation mystérieuse.
    Pour les danses d'Hélène, pour le miel de sa voix, pour ses courbes de laine, j'aurais trois fois renié ma foi.
    Les verres coulent avant d'être remplacés, la fumée me peint une auréole, et le charme joue des inconnues, mais elle continue de jouer avec mon cœur, le maniant sans ménagement, y mord et le recrache avec dégoût.
    Hélas.
    Jusqu'où te mentirai-je pour que quelque chose, enfin, me soit donné ?

mercredi 7 mai 2014

Les deux intelligences

    Je pense depuis longtemps, pensée sans doute banale, qu'il existe deux formes que peut prendre l'intelligence, la première que j'appellerais intelligence créatrice, la seconde intelligence critique. Quelque chose de similaire se trouve chez Bergson :

   Le plus grand tort de ceux qui croiraient rabaisser l'homme en rattachant à la sensibilité les plus hautes facultés de l'esprit est de ne pas voir où est précisément la différence entre l'intelligence qui comprend, discute, accepte ou rejette, s'en tient enfin à la critique, et celle qui invente.
   Création signifie, avant tout, émotion. [...] Quiconque s'exerce à la composition littéraire a pu constater la différence entre l'intelligence laissée à elle-même et celle que consume de son feu l'émotion originale et unique, née d'une coïncidence entre l'auteur et son sujet, c'est-à-dire d'une intuition. Dans le premier cas l'esprit travaille à froid, combinant entre elles des idées, depuis longtemps coulées en mots, que la société lui livre à l'état solide. Dans le second il semble que les matériaux fournis par l'intelligence entrent préalablement en fusion [...].
   Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion,
   chapitre premier pp. 42-43

    Ce qui m'intéressait surtout, lors de mes investigations intimes, c'était de constater que mon intelligence prenait l'une ou l'autre de ces formes selon telle ou telle circonstance. Constat qui ne préjuge d'ailleurs en rien de la qualité de cette intelligence : c'est notre intelligence critique qui juge ce qu'a produit notre intelligence créatrice ; si la première est aussi faible que la seconde, elle ne trouvera rien à redire à ses médiocres productions. D'ailleurs j'ignore si l'on doit parler de deux intelligences bien distinctes, ou si ce sont deux versants d'une même intelligence. On peut imaginer, évidemment, un génie dont l'intelligence créatrice serait aussi grande que serait faible son intelligence critique, ce qui suffirait cependant à lui faire produire de grandes œuvres, et inversement un homme doué d'une intelligence critique extrêmement performante, mais incapable de rien produire de valable, d'original.

lundi 5 mai 2014

La patrouille du rêve

    De doctes experts prétendent avec aplomb qu'on ne peut maîtriser ses rêves, qu'on ne peut s'y rendre compte que l'on rêve, voire qu'on ne pourrait y lire.
    Balivernes.
    Mais... il y a un prix à payer, pour ceux qui franchissent le seuil de la normalité onirique. C'est ce que j'appris le jour où je rencontrai... mais n'anticipons pas.
    Je n'écris pas pour contribuer à une quelconque théorie du rêve. J'ignore même s'il existe un inconscient, c'est dire. Je ne fais que rapporter une expérience à laquelle, je le sais, c'est ma conscience, majeure et diagnostiquée, qui se confronta.
    Mes réveils sont toujours pénibles. Je me recouche, et me recouche, et me recouche encore tant que Morphée me prête sommeil, ou seulement somnolence. Mais, ce matin-là, l'excitation me tira du lit aux aurores pour griffonner, sur mon cahier virtuel, quelques notes que je m'efforce ici de rendre aussi assonnantes et profondes que mes moyens me le permettent.
    Est écrivain qui veut, mais on peut l'apprendre à dure école, dans l'échec d'une volonté défaillante. Evidemment c'est faux, mais c'est aussi vrai. Tenez, pendant ce rêve, quand je me trouvais, après quelques envols en compagnie d'amis (avec qui j'avais pris rendez-vous au sein du rêve afin qu'ils me confirment, au réveil, que ce rêve avait bel et bien une dimension télépathique), quand je me retrouvais dans cette librairie où les illustrés arboraient de faux noms. Eh bien ! Que je sois damné si je n'ai pas lu le début d'un très beau livre. Je n'exclus pas tout-à-fait avoir été, encore une fois, en présence d'une réalité qui m'était extérieure, mais, mon orgueil – et ce qui me reste de lucidité – me soufflait que c'est à ma seule et prodigieuse imagination que je dus ce chef-d'oeuvre oublié.
    Et cette cathédrale ! Les tenants de la Tradition voient dans cette forme d'architecture l'un des derniers ouvrage vraiment authentiquement valable (puisque, précisément, relevant d'une science sacrée en quoi consiste ladite Tradition) que l'Occident, avant sa décadence (dont ils situent les podromes au moment de la Renaissance) ait produit. Eh bien je défie ces grands architectes de la gloire divine d'égaler en beauté et ne serait-ce qu'en conception celle que je survolais à la fin de mon rêve ! J'aimerais avoir à ma disposition les moyens littéraires de mes talents de constructeur. Ces clochers, ces vitraux, ces statues, ces Christs... Quel talent ! J'espère vous avoir convaincu, avec ce maigre aperçu, qu'est architecte qui veut.
    Mais mes rêveries d'insomniaque solitaire m'éloignent de ce sujet rêvé.
    Reprenons.
    Après avoir nonchalamment pissé, depuis les airs, sur les spectateurs d'un cinéma, je me trouvais donc dans une ville où m'apparut, à la fin du rêve, la cathédrale des cathédrales. C'est d'ailleurs ce spectacle qui me tira du sommeil, et je me réveillais, sans songer que le vieux Freud associerait volontiers ces beaux clochers à des pénis en érection.
    Il faut que vous compreniez que j'étais en plein rêve lucide, en train d'en arpenter les frontières, d'en explorer les possibilités. C'est alors que, et c'est pourquoi, un groupe d'énergumènes en tenue rétro-futuristes m'interpellèrent en déclinant leur fonction : c'était la patrouille du rêve.
    Ils étaient tout droits sorties de mauvais films de science-fiction dont je m'étais abreuvé. Leur rôle, évident, était de s'assurer que je ne bouleverse pas les lois du monde onirique, fonction dont ils s'acquittaient en contrôlant les illuminés dans mon genre. Mais, puisque de toute évidence je présentais les caractéristiques d'un sujet d'exception, ils entreprirent de m'enrôler au sein de leur brigade, qui partait pour Rome.
    Ici mon récit prend deux directions antagonistes. D'un premier recoin de ma mémoire surgit le souvenir d'une échoppe des anti-rêves, sorte d'inverseur de polarité permettant de rêver la réalité. Je laissais partir la patrouille du rêve pour tenter cette intéressante expérience. J'exigeais de ces gens un anti-rêve heureux. En somme je voulais simplement comme d'autres une existence heureuse. L'anti-rêve en question me mit en situation d'uriner aux toilettes, scène suivie d'une sorte de zoom arrière qui me révélait la cuvette au sein d'un téléviseur vide. Je me réveillais alors, en quelque sorte, je retournais au rêve, et m'en prenais à ces marchands de réalité frelatée.
    D'autres prétendent que je partis à Rome avec les patrouilleurs, où l'on m'adouba grand patrouilleur de l'Ordre onirique. Depuis j'arpente les rêves d'autrui, je scrute leurs folies, leurs déviances, je veille à ce qu'ils ne percent jamais nos secrets, qu'ils ignorent toujours le pouvoir dont ils sont secrêtement investis et que nous réservons à une poignée d'élus. Il faut parfois réveiller les plus récalcitrants, rendre leurs rêves banals, saper au sein même de leur inconscient toute velleité de lucidité. C'est un travail ingrat, mais il faut bien gagner sa vie.

dimanche 4 mai 2014

Variations personnelles sur un poème de Roja Chamankar

Début

De Téhéran que je dis               J'arrive à la mer
De moi   De toi,
Du ciel que je dis                      J'arrive à la mer

Distancée de la mer que je suis
Que j'oublie,
Que je recommence,                 J'arrive à la mer


Où est la fuite de la mer,
Que toutes mes relations deviennent amoureuses,
S'humidifient   Et se joignent à la mer !


Roja Chamankar, traduction de Behzad Zolnour

   
    De Téhéran on peut arriver à la mer Caspienne, par le nord, et Chamankar nous en indique le chemin. Non pas celui de l'Orient, ni de l'Occident, mais du Septentrion, contrée symbolisant peut-être le calme, avec le froid qui l'accompagne. Il y a deux personnes qui sont impliquées dans ce voyage, l'une d'elle est le poète en personne. Le poète n'est pas seul. L'image du poète solitaire est incomplète : le poète chercher sa muse, ou tout au moins son lecteur.
    Distancée pourtant de la mer, l'oubli est là. Téhéran n'est pas une ville portuaire. Mais elle recommence, l'appel est bien là, auquel il faut répondre.
    La mer, le ciel, et derechef la mer, la mer a satiété. « Tous les fleuves courent vers la mer et la mer n'en est pas remplie » a dit un autre poète. Que l'élément de l'amour y soit l'eau me parait singulier, tant je le vois feu. Mais Chamankar me montre une mer calme. De petites vagues vont mourir sur le sable, et le sable leur survit. J'imagine qu'il faut avoir beaucoup vécu, et par conséquent chercher la paix, pour vouloir une mer d'amour. Il faut vouloir l'amour qui n'a plus besoin d'être douleur pour être authentique.
    Et que toutes mes relations deviennent amoureuses, au sens propre, celui qui n'a jamais eu besoin d'être validé par le mariage ou même sa consommation, celui dont Augustin dit "Aime, et fais ce que veux", qu'est-ce d'autre que de vouloir, enfin, la paix. Loin des proclamations benoites en faveur d'une paix mondiale qui tarde à venir, Chamankar écrit un poème qui en montre le chemin, simplement.

    "Début", in Mes souffles coupés par le milieu, Roja Chamankar éditions Minuscule

samedi 3 mai 2014

Le plus beau tableau du monde

   Je t’aime tellement, image parfaite de mon désir. J’aime le cadre de tes bras, la tendresse de ta poitrine, tes longs cheveux noirs languissant sur tes épaules. J’aime l’abandon dans lequel tu te prélasses, femme parfaite, idéal inaccessible. J’aime tes yeux fermées et les pensées qu’ils cachent, ta lassitude de m’attendre, moi qui ne parviens pas à arriver jusqu’à toi. Ton ventre rebondi couve l’enfant de notre idylle spirituelle. Tu es la créature paradisiaque qui m’est refusée. Pour toi j’entreprendrais le voyage au delà de la sphère des fixes, je franchirai les deux infinis, je dépasserai le temps, j’abolirai la matière. Qu’il soit donné à nos corps célestes de connaître l’extase de l’union mystique ! Sur ton corps rose-orangé je m’abandonnerai dans de languissantes caresses, dans une jouissance recueilli en un instant sans cesse répété.
   J’abandonnerai tout , je te donnerai tout, je me renonce, je m’humilierai pour toi jusqu’à ce que tu viennes me chercher au plus profond du gouffre. Ton image occupe mes rêves, ma pensée achoppe à ta promesse, ma volonté s’érige jusqu’aux hauteurs d’où tu te laisses contempler.

vendredi 2 mai 2014

Extrait des Prolégomènes à mon improbable suicide

Qu'on les compare à des coups de marteaux ou, si l'on tient à être absolument moderne, à des coups de feux, les aphorismes se prêtent bien à une entreprise de destruction.

mercredi 30 avril 2014

Hélène d'Argenteuil

Give me what thou canst
And let me picture the rest.

Hélène absente, hélas, et sa haine est tenace,
Hélène aimant, Armand, je m'y casse les dents,
Hélène dansant, salsa, je ne vis que pour ça,
Hélène au loin, c'est bien, et je ne suis plus rien.

lundi 28 avril 2014

Paulette Parmentier, par Pierre Marie Déniel

    Je préfèrerais dire que j’ai fait un simple détour ; en réalité, il se pourrait bien que je me sois rendu dans ce coin-là exprès. Je me suis engagé péniblement sur le chemin, ma voiture s’embourbant presque dans la neige. J’avais mal au crâne à cause du whisky de la veille, mais cela n’était plus tellement important. Dès qu’il fut possible d’apercevoir la maison, je me suis garé sur le bas-côté. J’ai écrasé mon mégot et me suis regardé dans le rétroviseur, passant la main dans mes cheveux, puis j’ai remis mon chapeau de feutre. J’ai claqué la portière et j’ai rallumé une autre cigarette. La neige rentrait dans mes chaussures et trempait mon pantalon bien au-dessus des chevilles. J’ai marché difficilement jusqu’à la maison en espérant que l’adresse que j’avais trouvé était la bonne. Les fêtes de noël approchaient, elle devait donc être là pour passer quelques jours en famille. J’ai remonté la petite allée d’ardoises, manquant de glisser à cause de la neige fondue et de ma démarche rendue mal assurée par l’appréhension. J’ai sonné. Plus jeune, j’avais écrit des histoires. Des histoires s’inspirant de ma vie, enfin, surtout des prolongements imaginaires de cette vie. Des prolongements qui revisitaient toujours l’avenir d’un œil romanesque. J’ai sonné de nouveau. Il était bientôt seize heures. La vie réelle avait fait peu battre mon cœur ces dernières années, aussi, je tentais de vivre les situations que j’avais fantasmé par écrit. Cette visite, je l’avais tant imaginé, et plutôt joliment décrite dans un petit récit, et voilà que poussé par la lassitude et la sécheresse de mon quotidien, je tentais de la rendre réelle. Personne n’ouvrirait, et tout cela ne resterait qu’une simple histoire sans grand intérêt.
    J’allais m’en rallumer une quand j’entendis des pas dans le vestibule. Une femme de soixante ans peut-être poussa la grosse porte, et me dit un bonjour qui ressemblait à une question.
    « Je suis bien chez les Parmentier ? 
    – Oui… vous désirez ? » me demanda-t-elle gentiment. Je devais inspirer peu de méfiance, malgré mon chapeau, mon grand manteau noir, et mon visage triste et mal rasé.
    « Je passais dans les environs. Par hasard. J’aurais voulu… si elle est là, si elle habite toujours ici… saluer Paulette. 
    – Vous avez bien de la chance, elle est là pour quelques jours. Vous êtes un ami ? Un ancien camarade de classe ? 
    – Vous lui direz que je suis Pierre Marie Déniel et que je l’ai bien connu, autrefois, il y a quelques années. Elle se rappellera… sûrement… peut-être.... »
    J’attendais encore, le cœur battant.
    Elle eu l’air surprise, évidemment.
    « Pierre ?! 
    – Paulette ! »
    Elle resta, quelques instants, figée sur le perron. Puis me demanda comment j’allais.
    « Ca va… on fait aller… »
    Son visage avait peu changé, les traits avaient un peu durci, je crois, et son regard était plus sec, peut-être simplement parce qu’elle ne me regardait plus comme j’avais l’habitude qu’elle me regarde à l’époque où l’on se connaissait.
    Elle m’a parlé de choses et d’autres, assez banales, et j’ai répondu des banalités aussi. La vie avait suivi son cours, et nous devisions là-dessus, pour la convenance, le véritable enjeu, du moins pour moi, était ailleurs évidemment. C’est étrange comme les moments que l’on croit émouvant sont, en apparence, si triviaux. On parle d’éventuels diplômes obtenus, ou d’emploi occupé, sans dire, par pudeur peut-être, ou parce que c’est bien ce qu’il y a de plus complexe à exprimer avec justesse, comment, tout ce temps-là, notre cœur a battu, pour qui, et pour quoi.
    Bien qu’en étant devenue une, par la force des choses, cela ne m’amusait pas de jouer les grandes personnes, aussi j’essayais de faire dévier la conversation.
    J’ai dit : « Ca me fait bizarre de te revoir… ça fait combien de temps ? Trois ans… presque trois ans… 
    – Oui, c’est ça, trois ans… oui, c’est curieux, mais tout à bien changé. On a évolué, chacun de notre côté, on a avancé… »
    Je n’avais pas vraiment évolué.
    J’ai répondu : « Oui. Avec le temps, les choses s’arrangent… on ne les considère plus de la même façon… avec le temps… on se dit que c‘est mieux, mieux comme ça… »
    Je l’ai regardé, encore. Et j’ai senti une boule dans mes tripes, mon trouble revenait, le même qu’au temps où l’on se fréquentait. J’aurais voulu dire que, oui, j’avais voyagé, que j’avais cru oublier, mais, qu’au fond, je n’avais pas cessé de penser à elle, malgré les mers qui m‘avaient tenu loin de mes habitudes, malgré les saisons qui passent et les années qui s’enfuient. Mais je n’ai pas parlé. Cela ne signifiait plus rien à présent. La personne que j’avais aimé n’existait plus, j’avais devant moi un visage qui me rappelait les douleurs du passé, des douleurs dont je n’avais pas guéri. Le chagrin était resté, la rancœur aussi peut-être, mais l’amour avait disparu. J’avais aimé un souvenir. Il neigeait, la même neige qu’il y a trois hivers, et elle avait moins changé que moi. L’alcool et les errances diverses m’avaient fait vieillir prématurément. Elle avait peu changé, mais ce face à face étrange ne mettait en évidence que ce que le passage du temps avait détruit de notre relation. Cette relation n’était plus évidemment, mais, surtout, la peine, le manque et l’absence n’avaient, eux non plus, plus lieu d’exister. Il n’y avait plus rien, juste une douleur dans l’estomac, anachronique, sans autre fondement que le souvenir que son visage et la neige faisaient ressurgir.
    Elle voulait prendre congé de moi, car on n’avait surement plus rien à dire. On peut rarement parler pour ces choses-là, on ne peut qu’éprouver des sensations qu’on ne comprend pas. Je ne pouvait pas parler, je ne pouvais plus meubler une conversation dont je me fichais. Je n’ai pu m’empêcher de conclure : « Ce qui nous empêchait de dormir la nuit, de manger, ce qui nous tourmentait ou nous rendait fou de joie autrefois, n’a plus d’importance aujourd’hui. On s’en fiche, on en rit, ou pire, on ne s’en souvient même plus, et c’est ça qui est terrible. » Elle m’a dit de ne pas prendre froid, par ce temps.
    « Bien. J’y vais. J’ai a faire. »
    Je n’avais rien à faire, je ne faisais rien.
    J’ai redescendu l’allée en ardoise, tout aussi maladroitement. Je n’avais pas la force d’allumer une autre cigarette. Paulette Parmentier… pfff… quel nom stupide… elle aurait pu porter un nom normal, dans le même genre, mais moins ridicule. Pauline au lieu de Paulette, par exemple… ça aurait eu un peu plus d’allure… Le jour déclinait déjà, et la neige s’était remise à tomber salement. Je me suis assis au volant de ma voiture, épuisé. J’avais voulu me divertir, tromper l’ennui, et maintenant, une larme coulait sur ma joue. Ça devait être le froid qui me piquait les yeux. Oui, ça devait être ça. Mes yeux pleuraient à chaque fois que la neige revenait.

dimanche 27 avril 2014

Hegel selon Cioran

    « L'homme, à en coire Hegel, ne sera tout-à-fait libre « qu'en s'entourant d'un monde entièrement créé par lui-même. »
    Mais c'est précisément ce qu'il a fait, et il n'a jamais été aussi enchaîné, aussi esclave que maintenant. » Cioran

    Ce genre de sentences, je parle de l'aphorisme de Cioran, sont de celles qui vont se bonifiant avec l'âge. L'homme ne s'est jamais autant entouré d'un monde entièrement créé par lui-même. Internet constitue même une sorte de second monde, entièrement conçu par l'homme, de second life, où s'épanchent toutes ses grandeurs et ses misères. Les œuvres complètes de Platon y cotoient la pornographie la plus vile, et Proust les réclames pour du savon...
    On peut donc bien y faire de précieuses découvertes, on peut aussi y perdre son âme.

mardi 22 avril 2014

Hommage à Roja Chamankar

Visage intelligent, red, rouge, röt, roja,
Laisse-moi te chanter, lo que me cantara
Un derviche trouvé, in einem Mass Helles,
Et laisse-moi bâtir, a dream just made for us !

lundi 21 avril 2014

De la spoilation

    C'est curieux tout de même, je sais bien qu'il n'y a pas de mot en français pour cela, mais tout se passe comme si le concept même de spoiler n'existait pas autrefois. A moins que si ?
    « ... et donc à la fin, quand Proust retrouve le temps en cognant sur son pavé...
    - Putain, t'abuses, j'en suis qu'à La Prisonnière ! Déjà que tu m'avais dit qu'Hegel atteignait le savoir absolu... »
  

dimanche 20 avril 2014

Sur l'air de la bohème

Je vous parle d'un temps, que les moins de mille ans, ne peuvent pas connaître,
L'Eglise en ce temps là...menait vers l'au-delà, jusqu'aux frontières de l'être
Et si l'humble pays, qui lui servait de nid, ne payait pas de mine,
On y trouvait l'salut, jusque dans la famine, et sans avoir rien lu.

Christianisme, Christianisme,
Ca voulait dire : tu es de Dieu
Christianisme, Christianisme
Nous ne péchions qu'un jour sur deux.

Dans les pays voisins, ils étaient quelques uns, à vivre dans l'erreur
Et bien que miséreux... avec le ventre creux, nous dissipions ces leurres
Nous ceignions nos épées, et apportions la paix, aux peuples infidèles
Juifs et protestants, païens, mahométans, s'en retournaient au ciel !

Christianisme, Christianisme,
Ca voulait dire : Christ est béni
Christianisme, Christianisme,
Et nous mangions du pain rassis

Parfois il arrivait, qu'un savant aviné, fasse tourner le monde
Fignolant le dessein... d'une vie sans lendemain, et sans Dieu à la ronde
Et quand des hérétiques, se trompaient de viatique, au sein de nos villages
Vite nous appelions, la sainte Inquisition, et nous tournions la page...

Christianisme, Christianisme
Ca voulait dire : on a mille ans
Christianisme, Christianisme
Et nous vivions, de l'air d'antan

Quand au hasard des livres, je suis à nouveau ivre, et que renaît la flamme
Je ne reconnais plus... ni l'église, ni Jésus, qui ont sauvé mon âme
Au sein du presbytère, je cherche Pater Noster, dont plus rien ne subsiste
Dans leur nouveau décor, les rites semblent tristes, les morts prêchent les morts.

Christianisme, Christianisme
On était vieux, on était fous
Christianisme, Christianisme
Ca ne veut plus rien dire du tout.

La caste des semi-ratés

    Ils ne savent pas toujours ce qu'ils valent, mais savent au moins qu'ils auraient pu valoir bien plus. Ils auraient pu être poète, penseur, écrivain ; ils ne sont le plus souvent qu'étudiants avant que de remplir l'une ou l'autre des fonctions que la société voudra bien leur attribuer. La vocation leur a manqué, le travail les a découragé. Ils ne sont pas grand-chose, mais se reconnaissent entre eux, au premier coup d'oeil, par des signes, infimes, que les hommes accomplis ne peuvent discerner, et que les ratés authentiques ne peuvent percevoir. Ils ont compris trop tard que tout se jouait très tôt, qu'à quinze ans on est déjà Baudelaire, ou déjà rien. Ils redoutent la lecture des biographies, qui les renseignent sur la précocité du génie, et se rêvent un destin de Michon, de grand écrivain sur le tard, scrutent les rares passerelles qui permettent de franchir l'abîme séparant la plèbe de l'aristocratie.
    Ils ne leur restent plus guère que la procréation pour réparer l'affront que leur fit le destin, qu'à tout miser sur leur semence, porteuse, comme ils ne s'avouent pas le penser, de leurs prédispositions dont ils firent un immense gâchis ; croyant, aussi, que la vocation peut s'enseigner. Ils feront parfois de mauvais pères, dégoutant par leurs efforts leur progéniture des aspirations les plus nobles. Ils réussiront parfois, mais toujours malgré eux, léguant alors en fraude leur patronyme à la postérité.

samedi 19 avril 2014

Hélène de Troie

J'aimerais bien, Hélène, infliger mes assauts
Rouer de coups ton cœur et t'investir ailleurs
Te faire ma prisonnière et faire jaillir tes pleurs
M'abreuver à ta source enlevée au lasso

Me faire ton esclave et devenir ton maître
Te tendre mon talon et y guider tes dents
Ma tête fracasser contre tes seins d'argent
Te promettre le monde à la manière d'un traître

Mes vers : d'un grand cheval, l'armature de bois
Mon filtre y est scellé : approche-toi et bois
Je ne serai plus seul à être toujours ivre

L'amour t'emportera, te conduira à moi
Et passeront les jours, et passeront les mois
Et nous pourrons, enfin, et tout simplement vivre.

vendredi 18 avril 2014

En rythme

    Marche, études, sommeil. Se lever, se laver, s'habiller. Sortir, transiter, entrer. La vie est faite de ces triviales trinités – qui n'en sont que pour le plaisir euphonique du ternaire. En binaire, en quaternaire, peu importe ; ce qui compte c'est le rythme.
    Une vie sans rythme a vite fait de s'affaisser, de se vautrer dans l'absence de sens. Le néant ni le chaos ou la mort n'ont de rythme : c'est la vie, l'être et l'ordre qui l'imposent à la matière. L'écriture vient de même briser le silence en éclats rythmés, le poème le plus visiblement. La dépression est comme une recherche désespérée et insensée d'échapper à la contrainte du rythme, les agendas n'y ont plus cours, les montres s'arrêtent, le jour et la nuit n'ont plus de pertinence propre.
    Je pense de plus en plus que l'homme ne peut être heureux qu'en rythme, ressort profond à mon avis du succès des rengaines sur l'esprit humain. Ne parvenant à choisir leur rythme, à se l'imposer, beaucoup en sont réduits à considérer que le travail, loin d'être un fléau, est la condition nécessaire de leur félicité quand bien même ils ne seraient pas contraints de s'y vouer. Morale d'esclave : l'aristocrate est celui qui n'admet pas qu'autrui décide pour lui de l'emploi de son temps : il le sait trop précieux pour cela.
    Bien que me rêvant aristocrate, je me résignais à aliéner une partie de mon temps en travail rémunéré, ne disposant pas de toute façon des rentes qui m'auraient permises de m'en affranchir matériellement, et sachant bien que chaque fois que le temps m'avait été donné je l'avais gaspillé en vains divertissements.
    Je ne saurais dire combien de temps j'ai perdu devant mon ordinateur à m'abrutir à grands coups de séries télévisées. Trop, c'est tout ce dont je suis certain. Un calcul très précis, mais basé sur des données lacunaires, m'avait donné, par un hasard où je vis un signe, 666 heures. Le nombre a peut-être doublé depuis, je ne sais pas, je préfère ne pas savoir. Je ne vais pas chercher à vous convaincre que j'aurais été un type formidable si j'avais su bien employer ce temps, d'une manière ou d'une autre. Peu importe, c'est trop tard, et je suis qui je suis. J'aimerais en revanche y voir le phénomène de l'arythmie la plus pure à laquelle j'ai pu accéder. Peu importe que les séries soient divisés en saisons, les saisons en épisodes : cela ne vaut que quand on les regarde au rythme de leur diffusion. Quand on les regarde d'un coup, enchaînant épisodes après épisodes, tout se fond en un flou indéterminé où tout se confond. Dans cette non-vie, seuls rappellent que l'on n'est pas mort les rares événements imprévus, les obligations qui vous tirent un moment d'un tel marasme. Mais le rythme est perdu, et l'on sent avec certitude qu'il ne reviendra plus jamais. Pourtant, il peut revenir.
    Dans mon cas, il revient par surprise, même si c'est souvent à la faveur de l'automne naissant, pour une raison sans doute aussi triviale que le début de l'année scolaire, recommencement auquel je suis, encore aujourd'hui, assujetti. La mélodie de la vraie vie peut alors reprendre.
    Si elle prend parfois chez moi la dimension assourdissante et exaspérante de rythmiques technoïdes ininterrompues, il arrive que les notes et les silences alternent plus harmonieusement. Je garde alors ce rythme bienheureux aussi longtemps que je le peux, redoutant le moment où le silence viendra à nouveau tout recouvrir. Aujourd'hui je ne suis plus certain qu'il reviendra, ou alors il me semble que je le chasserai, comme un importun auquel on a enfin trouvé le courage de dire le fond de sa pensée.