[Suite d'Un homme sympathique].
Je ne pensais pas revenir un jour ici. La dernière fois, l’été approchant, la ville était baignée de lumière et le costume qu’exigeait mon emploi était trop chaud ; ce jour de janvier trois couches de vêtements me laissaient sentir le froid et la neige crissait sous mes pas là où elle ne s’était pas encore changée en boue. La nuit commençait à tomber, le temps se mettait au diapason de mon humeur sombre. Je connais bien les bars. Quand on les fréquente assidûment, certains d’entre eux du moins, ceux dont la clientèle se renouvelle peu, on est toujours certain de croiser une majorité d’habitués parmi les convives présents. Celui que je cherchais était de ceux-là, et Robert était de toute évidence de ceux-ci. Je n’avais pas noté le nom de ce bistrot, je ne savais même pas dans quel quartier il se situait. Je me souviens que j’avais marché assez longtemps, que j’avais franchi le canal, et l’avais déniché, confondu parmi des maisons qui se ressemblaient toutes. Il y avait moins d’un an que je m’y étais arrêté si bien que j’étais certain, après quelques déambulations, de le retrouver. Et je le trouvais en effet.
D’un coup d’œil je vis que l’on n’y fumait plus. Les bars restés réfractaires se soumettaient les uns après les autres aux lois scélérates du totalitarisme hygiéniste, pensais-je en mon for intérieur, souriant dans ce même for de me laisser aller à des pensées si ridicules malgré leur ton volontairement plaisant. Je tirais nerveusement une dernière bouffée de cigarette, jetais négligemment mon mégot, mais pas si négligemment que si je n’avais même pas essayé de viser le caniveau où j’espérais que sa présence constituerait une moins grande nuisance, et ce même si j’avais lu dans une obscure revue d’écologie de gauche qu’un mégot souillait plusieurs litres d’eau. Je rentrais.
Il était toujours là, au comptoir, sur le même tabouret que la dernière fois, que la seule fois que je l’avais vu. Il me semble qu’il portait la même veste noire de velours côtelé, les autres vêtements étaient sombres comme je croyais m’en souvenir. Et je me fis en voyant sa gueule la même réflexion que lorsque je le vis pour la première fois : le décrire n’aurait décidément aucun intérêt, serait revenu à dresser pour des enquêteurs un portrait robot en tâchant d’y inclure le moins possible de signes distinctifs. Je m’avançais doucement vers lui, il n’avait même pas levé les yeux de son verre lorsque la porte s’était ouverte – un verre de Duvel, vraisemblablement pas le premier, Robert devait être déjà un peu ivre. « Bonjour Robert » – il se tourna vers moi, me rendit mon salut, me demanda avec un ton de voix manifestant le plus complet désintérêt ce que je faisais ici. Ce que je faisais ici… Je le savais très bien, mais je me demandais ce que je pouvais bien en espérer. Mais puisque j’étais là… J’en venais au fait :
« Vous m’avez contaminé… Depuis deux ou trois mois j’ai commencé à éprouver les symptômes que m’aviez décrit. Je sais que venir ici n’y changera rien mais… je ne savais pas quoi faire d’autre. »
Le visage de Robert s’illumina à mesure que je prononçais ces quelques mots. Je l’avais déjà vu auparavant esquisser une expression de contentement, lorsqu’il avait commencé à me confier son histoire pour la première fois, il y a quelques mois, soulagé de se livrer, mais cette fois-ci cette esquisse par laquelle son visage avait commencé à s’épanouir avait laissé place à la peinture d’une pure joie : Robert avait trouvé son frère. De le voir se réjouir ainsi de mes peines me rendit furieux, mais en même temps je sentais une sensation de bien-être inexplicable monter en moi – inexplicable elle ne le resta pas longtemps : j’étais en sympathie avec Robert. Comme deux amants dont le plaisir de l’un augmente celui de l’autre, plaisir augmenté qui donne à son tour l’occasion d’augmenter celui du premier augmentant, et ainsi de suite, Robert et moi expérimentions une réaction en chaîne de bien-être, et la sensation que j’éprouvais alors n’était pareille à nulle autre jamais ressentie par moi. Mais j’étais furieux dans le même temps, et de nous voir communier ainsi dans une jouissance aussi singulière ne renforçait que davantage, sous un autre rapport, ma colère : mon poing partit tout seul et fit choir Robert de son tabouret.
Je n’avais jamais donné un coup de poing de ma vie, et celui-ci je l’avais donné de toutes mes forces, sur la mâchoire du pauvre Robert. On m’avait souvent dit combien cela pour être douloureux pour la main de celui qui porte le coup, surtout s’il est mal porté, mais la puissance que j’y avais mise eut son effet – ainsi c’est ma joue gauche qui envoya à ma cervelle les premiers stimuli de douleurs comme si j’avais moi-même reçu le coup. Je vis en même temps Robert, qui ne s’attendait pas, instinctivement, à cette autre douleur, saisir convulsivement sa main droite au moyen de sa main gauche. Je trouvais le temps, au sein de cette douleur que le sympathique Robert redoublait, de me demander si dans de pareilles conditions le Christ aurait tout de même préconisé de tendre l’autre joue.
Je relevais Robert en lui donnant la main. Nos douleurs, sans être négligeables, étaient suffisamment légères pour que leur contagion mutuelle demeure supportable. Je me rendis compte que l’ivresse de Robert, et peut-être bien celle des autres clients, qui s’étaient contentés de tourner le regard dans notre direction avant de le ramener à leur verre, avait eu le temps d’infuser en moi, comme si j’avais bu deux ou trois litres de bière depuis les quelques minutes de ma présence en ce lieu. Mais j’étais accoutumé à l’alcool, et somme toute c’était peut-être lui qui me rendait presque insensible à la douleur. Robert finit son verre d’un trait :
« C’est fantastique ! dit-il en se massant la mâchoire, vous ne pouvez pas imaginer la solitude dans laquelle je me trouve depuis l’apparition de ce mal ! De rencontrer enfin quelqu’un qui… Quelqu’un à qui parler de… » Il balbutiait et des larmes se formaient aux coins de ses yeux. Mais je n’avais pas besoin de percevoir ces signes pour savoir, et pour savoir vraiment, pas comme on sait que Moscou est la capitale de la Russie mais comme on sait que deux et deux font quatre, pour savoir ce qu’il ressentait et pour le savoir aussi précisément que si c’était moi qui le ressentait – et en effet c’était aussi moi qui le ressentait.
« Je peux imaginer qu’il est réconfortant de se trouver un pair, lui répondis-je, mais vous pourriez faire preuve de plus de commisération, vous qui savez mieux que quiconque, vous qui seul pouvez savoir, plutôt, ce que c’est. » J’ajoutais, après un silence : « Vous ne m’aviez pas dit cependant que cette sympathite s’étendait au plaisir, aux joies...
- Oh, vous savez, le plaisir est si fugace, les joies sont si rares, je suis allé à l’essentiel… C’est amusant parfois… Ressentir le plaisir d’un voisin de table qui mange quelque chose d’aussi répugnant qu’une andouillette… C’est troublant parfois, éprouver par exemple la joie immonde de ce passant qui voit quelqu’un tomber… Mais dans l’ensemble ce mal ne fait rien d’autre que faire pencher plus nettement le pendule du côté de la souffrance, et si j’ai pris les arrangements que vous voyez c’est bien pour me réfugier dans l’ennui.
- Soit, mais… » Je baissais la voix par excès de pudeur. « Et avec les femmes alors ? Comment dire… Quand elles… Je n’ai jamais été très à l’aise avec ces termes et je ne sais comment le dire autrement : quand une femme est prise de jouissance entre vos bras, avez-vous jamais rien vécu d'ausi fantastique ? »
Robert détourna un instant le regard et bredouilla quelques mots : « Oh, vous savez… oui, certainement, mais enfin... ». Mon humeur se faisait moins jovial et je surprenais en moi une sensation de honte dont je mis quelques instants à comprendre l’origine. Il se reprit et énonça avec plus d’assurance, comme on dit quelque chose dont on a préalablement élaboré en soi le brouillon, et en ponctuant ses mots de petits rires pour faire croire qu’il prenait les choses à la légère : « Je crois que je n’ai jamais fait vivre à aucune femme les cinq fois sur cent qu’évoque Brassens » – au vu de la phrase finale, le brouillon ne devait pas être très bon. La gène avec laquelle il avait commencé à s’exprimer se dissipait, il dressait un simple constat, assumait sans plus de honte la crainte de beaucoup d’hommes – il avait après tout déjà assez de problèmes comme ça pour se soucier par surcroît des orgasmes qu’il n'avait pas suscité chez son ancienne femme.
Je ne sais pas ce que j’espérais. J’étais venu ici voir le seul homme de mon espèce et je n’avais déjà plus rien à lui dire, d’autant moins à vrai dire que nous étions presque littéralement à la place l’un de l’autre : à quoi bon chercher à communiquer quoi que ce soit quand ce qu’il y a de plus intime chez chacun est déjà tout entier présent à l’autre ? J’avais demandé un verre au barman, par sens des conventions, et je le bus en silence, aux côtés de Robert redevenu taciturne. Après que la honte était partie, je sentais que sa joie décroissait peu à peu, que son enthousiasme soudain se changeait lentement en apathie, qu’il avait pris conscience qu’être en sympathie véritable avec une personne souffrant de sympathite aiguë n’avait somme toute que peu d’intérêt... Il avait raison le bougre, le plaisir est éphémère, la joie fugace. Qu’allais-je faire à présent ? Je n’avais aucune perspective, aucune pensée très consistante, sinon que le goût de la bière suscitait en moi le désir d’en boire davantage. Je prendrai ensuite une Westmalle, tiens, une bière exigeante et que je n’apprécie généralement qu’au bout d’une ou deux petites bouteilles. Quelques Westmalle, oui, ne prévoyons pas plus loin, c’est bien assez. Je pourrais m’installer ici au fond, acheter une petite mansarde, vivre de mes économies et boire de la bière à côté de mon seul semblable, ne plus ressentir que l’ivresse, engourdir mes sens. Après tout je pourrais tout aussi bien choisir une autre petite ville, une autre ville aussi terne que celle-ci, quelque endroit où les hommes vivent trop doucement pour que leurs peines ne me gênent trop, une ville du nord où le temps maussade émousse les passions et où le froid les engourdit, une ville un peu bourgeoise, où l’on ne croise pas à tous les coins de rue un paria sans demeure qui a froid, qui me donnera mal. Il faut me résigner, ici ou ailleurs après tout… Je trouverai bien un comptoir où m’accouder. Et j’y noierai mon intériorité dans une mer d’alcool.