Inventaire
en guise de préambule
-
Une tente de marque Quechua, « Forclaz T2 light », 2,4
kilogrammes
- Un
téléphone rudimentaire (sans accès à internet) de marque Samsung,
et son chargeur
- Un
walkman numérique de marque Sony contenant quelques chansons (Lluis
Llach, Tom Paxton, Boby de Loane, avec Christophe...) et des livres
audios (Le Nez de Gogol, Le
Journal d'un fou, du même,
trois des Vies minuscules
de Michon, Bachelard, Voyage avec un âne dans les Cévennes
de Stevenson, Montaigne) et son chargeur, et ses écouteurs de marque
« browniz »
-
Des tongs de marque inconnue, achetées à Décathlon
- Un
appareil photographique numérique de marque Nikon, « 20,1
Megapixels, Wide 5X Zoom, Scene Auto Selector, Quick Effects »,
son étui et son chargeur
-
Trois caleçons, dont un porté
-
Trois paire de chaussettes, dont une portée
-
Des chaussures de marche hautes ***
-
Une paire de jeans, portée
-
Trois tee-shirts, dont un porté
-
Une chemise noire
- Un
K-Way de marque The North Face, porté
- Un
sac de couchage de marque Triple Zéro, conçu pour une température
minimale de 0°C
- Un
gros pull noir à capuche
-
Deux livres (Traités et Sermons
de Maître Eckhart, édition GF, et Les Fleurs du Mal
de Baudelaire, édition du Livre de poche)
-
Un agenda de poche, marque
Quo Vadis, collection prestige
- Un carnet Moleskine
- Un stylo noir
- Du lithium sous forme de comprimés (« Téralithe LP 400 »)
- Un sac rouge criard de marque Forclaz, 37 litres, contenant
l'ensemble
- Du tabac « Interval », des feuilles « OCB chanvre
bio », des filtres « OCB slim » et un briquet
-
Un portefeuille (contenant une carte vitale, une carte « pass
pass » « pour tous mes déplacements en Nord-Pas de
Calais », une dizaine de reçus de carte bancaire, un ticket de
tram strasbourgeois composté, une carte de bibliothèque (Lille), un
ticket rechargeable « pass pass », la carte de visite
d'une amie, une carte de fidélité au « Café de l'Abbaye »
de Lens avec neuf cases tamponnées sur quinze, une carte de fidélité
carrefour, une carte de fidélité UGC et une carte « mode
d'emploi » pour l'activer, une place de cinéma pour Hunger
Games le 23 novembre 2015 à
16h30, un permis de conduire, des étiquettes à coller sur une carte
de fidélité Subway, une carte « Club fnac », une carte
de mutuelle 2016,
un mot de mon meilleur ami me
donnant les pleins pouvoirs pour organiser son enterrement au cas où
il devrait mourir avant l'heure venue, une C'Art Duo pour les musées
de la métropole lilloise, une carte de mutuelle 2015, une carte
d'identité, un post it sur lequel est écrit un code impossible à
retenir, un reçu de Colissimo recommandé, un ticket de caisse « La
Grande Récré », d'autre ticket de caisse, une quittance de
loyer pour janvier 2016, un relevé d'identité bancaire, le relevé
d'identité bancaire du propriétaire de mon logement, un chèque de
quarante-huit euros du 20 février 2016, deux cent euros en liquide,
quelques pièces de monnaie)
- De longs cheveux, portés
- Un plan de Saint Valéry sur Somme
- Une petite serviette de bain légère et compacte bleue claire
- Un slip de bain
- Un short de bain
- Une brosse à dents
- Du dentifrice
- Une bouteille de « Savon outdoor multiusage certifié
biologique »
- Une ceinture
- Une cape de pluie
- De l'inquiétude, du chagrin et des rancœurs
En
gare de Lille
Arrivé
sans billet en fin d'après-midi, je dois me rendre à Abbeville. Le
temps presse, je ne veux pas rater mon train, et je n'ai pas de carte
bleue. Je presse le bouton, un billet sort, numéro G409. Je quitte
la salle d'attente, me procure des écouteurs, reviens ; mon
tour arrive. La vendeuse, conciliante, me vend un billet de train
contre un billet d'argent. L'opération devient délicate lorsqu'il
me faut introduire le billet dans une fente d'où il est obstinément
rejeté tant qu'il n'est pas impeccablement déplié, défroissé et
repassé. Le combat, ultime avatar de la lutte de l'homme contre les
machines, dure près d'une minute et s'achève par le triomphe du
plus viril,
comme dans les films
hollywoodiens. Je sors me
rouler une cigarette, la fume, en donne une à un clochard, une autre
à une jeune fille, et rejoins mon train, tout juste à temps, les
portes se ferment, le train démarre.
Arrêt
à Douai
Je n'aime pas les trains immobiles. Je n'arrive à rien y faire.
Douai… J'y ai habité, jadis. Deux ans de vie passée, deux années
de bonheur, variable mais réel, et révolu. Tout ça est loin
maintenant, loin en souvenir… C'était sur ce même quai. Oui,
juste là, sous le panneau d'affichage. Tout ça est loin maintenant…
Nos lèvres, l'une contre l'autre, une dernière fois. Notre au
revoir était un adieu déguisé… Mais c'est loin à présent, ça
ne peut plus m'atteindre. Je crois qu'elle me disait « je
t'aime », une dernière fois… Plus de sept ans à présent,
Dieu que c'est loin… Nous avions fait l'amour, la veille, chez
elle, après avoir joué au badminton, dans le jardin… Passé et
dépassé, en somme, beaucoup de choses ont eu lieu depuis… Tout ça
est indifférent désormais. Je me demande combien de fois elle a
fait l'amour depuis, avec mon rival… Tiens ? Le train
redémarre. Cette fois je ne laisse personne sur le quai ;
pourtant il me semble que quelqu'un me fait signe, dont la silhouette
rapetisse à mesure que je m'éloigne.
Changement
à Amiens
« T'es déjà allé à la gare d'Amiens ? J'y pigeais rien, y
avais des étages et tout ! Une gare à E-TA-GES, quoi ! Et
puis devant la gare, sur la place, une structure bizarroïde, un truc
carré en métal te cachait le ciel ! Et puis cette tour
phallique, pile en face… Y avait des rades, fermés, pour la
plupart. Et puis pas le temps. Une cannette au monoprix de la gare a
fait l'affaire.
Sur les quais, même le conducteur fumait, par la fenêtre de la
locomotive. Résultats des courses, j'ai oublié de les faire... »
A
Abbeville, c'est-à-dire nulle part
Je sors de la gare, passe le pont qui enjambe les rails, arrive sur
la place où arrivera le bus, rien de bien extraordinaire. Au fond,
et pour reprendre les mots d'un ami, si j'entamais ce voyage c'était
pour prendre conscience de ma banalité. La confusion qui règne sur
les lieux quant au bus que je dois prendre, après m'être renseigné
auprès d'un conducteur d'une autre compagnie et au guichet de la
gare, me semble à l'image de celle de mon esprit. Je connais
l'heure, me sens prêt, mais où dois-je aller pour qu'enfin on
m'emmène plus loin ?
Je
retournerai à Saint-Valéry-sur-Somme
Ma tente plantée dans un emplacement du camping, « Le
Walric », partagé avec deux sympathiques cyclistes rencontrés
à l'accueil, un père et son fils, en tenue moulante et
fluorescente, je me mets en marche vers la ville d'un pas ailé,
hermétique en somme. Je marche vite, locomotive, mes tuyaux
rejettent de la fumée de cigarette – mon carburant depuis cette
nuit mystique d'octobre 2011 ; et c'est justement la fête de la
vapeur dans les environs. La route a peu d'intérêt, si ce n'est à
mi-chemin pour un bâtiment imposant, religieux d'apparence en son
centre, là où l'on y entre, et paraissant bêtement administratifs
en ses prolongements. J'apprends qu'il s'agit de l'Hôtel-Dieu, le
Diable sait ce que c'est, et me l'aurait soufflé si j'avais disposé
alors d'un téléphone intelligent…
Lorsque je pénètre enfin dans le centre historique, je suis
agréablement surpris par la beauté de ce qui m'entoure, puisque,
parti sur un coup de tête, j'ignorais tout de cette ville comme je
savais à peine qu'il existait une Baie de la Somme.
Et j'apprends, après mon voyage, qu'Anatole France a consacré
plusieurs pages à cette ville, dans Pierre Nozière. En bon
mauvais écrivant, cela suffit à décourager mes projets de
description. Et puis, à quoi bon ? C'était beau, certes, et
j'en avais conscience, mais au fond je ne vois rien, et étais perdu
dans mon voyage intérieur. Ce que j'écrivais de tête face à la
baie, les yeux perdus dans les couleurs du couchant, ou lorsque,
levant les yeux, je contemplais telle ou telle bâtisse, n'était que
le sempiternel récit de mes humeurs, de mes idées, de mes angoisses
apaisées. Je pense à elle, à ma future, et plus à la passée,
celle de Douai, finalement bien oubliée. J'aimerais lui parler, lui
raconter mes minuscules aventures, et bien sûr l'avoir près de moi,
de mes bras.
Quant au narratif, que dire ? Quelques bières bues, quelques
lignes écrites, des cigarettes fumées. Je pourrais, certes, dresser
un portrait de ce jeune homme, arborant des lunettes des soleil,
portant jeans et baskets. Il marchait d'un pas chaloupé et tenait
dans les mains un appareil, téléphone ou autre, diffusant Wesh
alors de Jul, l'artiste préféré de mes élèves, à mon grand
dam. Il passe une première fois, puis une deuxième, dix minutes
plus tard. La troisième fois, je le croise sur la digue, la chanson
a changé, mais elle est toujours aussi mauvaise. Je l'aurais bien
photographié, mais il paraît que ça peut attirer des ennuis.
Pourtant, en imaginant quelqu'un de plus doué à ma place, n'y
avait-il pas matière à prendre une photographie par l'écriture ?
Je réécrirai un jour Saint-Valéry-sur-Somme, et donnerai un décor
à l'insomnie baladeuse qui m'habitait alors. Pour le moment,
restons-en à la fatigue enfin venue, et au retour vers ma tente,
dans un froid déjà mordant.
Les
sanitaires du Walric
« -
C'est le plus gros diamant du monde
-
Non, corrigea le gitan, c'est de la glace
[…]
-
C'est la grande invention de notre époque. »
Gabriel
Garcia Marquez, Cent ans de
solitude
Trois heures du matin, je me réveille en frissonnant, glacé. Mon
pull et mon sac de couchage ne suffisent pas. Je comprends que Verwie
avait raison : il faut dans de telles conditions s'isoler du sol
au moyen de quelque chose. J'imagine, apprenti physicien, que l'étau
dans lequel est pris la partie du sac sur lequel je repose communique
le froid de la terre directement à mon squelette. Je lutte quelques
instants, tiraillé entre la paresse et le froid, mais le second
finit par l'emporter et me contraint à me réfugier dans les
sanitaires chauffés du camping… C'est là, entre les toilettes,
les douches et les lavabos, que je passe la seconde partie de ma
nuit, en appelant des amis encore éveillés.
Je n'avais jamais froid. En toutes saisons, et ce en habitant dans le
nord de la France, ma fenêtre est ouverte en permanence pour pouvoir
fumer en évitant l'asphyxie. Désormais j'ai attrapé le froid. Il
m'est devenu un ennemi à craindre, dont je scruterai les attaques.
Après avoir enfilé tout ce que j'avais de vêtements à
disposition, je parviens à me rendormir, mais me réveille à
l'aurore, toujours grelottant. Mon royaume pour du café.
Liste
et résultat des courses
LISTE
|
RESULTAT
|
Saucisson
|
« Grelots » de saucisson, « Ti'
Apéro Nature », fabrication artisanale, 100 grammes
|
Bouteille d'eau
|
Petite bouteille
d'eau, marque Evian, 50 centilitres
|
Pain allemand
compact
|
Tartines craquantes
(sarrasin), sans gluten, marque casino, 150 grammes
|
Comté
|
Comté, 250 grammes,
marque casino
|
Raisins secs
|
« Dates of Tunisia, Fruit center, Good
morning, 250 grammes
|
Couteau
|
Cannette de bière fraîche, marque 1664, 50
centilitres
|
Le
Voyage
Face à l'impossibilité de passer une seconde nuit sous ma tente, je
décide d'écourter ma promenade en rejoignant la gare la plus
proche. Renseignement pris à l'office de tourisme, l'itinéraire
prend deux heures, et les horaires me permettent de faire une halte
de quatre heures à Berck où je peux prendre un verre avec un ami.
Voilà qui prend tournure, et me permettra tout de même de faire une
courte portion de la marche prévue.
Hélas.
Il faut tout d'abord longer le canal. J'aime ces bribes d'industrie à
l'abandon qui jouxtent l'eau paresseuse des canaux, ces usines
désaffectés, ces métaux rouillés, ces péniches à quai. Le canal
qui m'est familier présente les mêmes caractéristiques, à ceci
près que, moins chanceux, il a commencé à accueillir des immeubles
résidentiels new look qui en ruinent tout le pittoresque misérable.
Enfin, cette partie me convient.
Mais voilà que j'arrive au début de ce que je croyais devoir être
un sentier. C'est en réalité une piste cyclable. A main gauche une
butte élevée pour des rails me masque la baie, a main droite une
route départementale où des voitures me pollue les oreilles. Une
oasis d'horreur dans un désert d'ennui…
Mais tout n'est pas perdu, j'ai le temps de penser. Et je pense au
vieux Freud selon qui, paraît-il, la santé mentale consiste
essentiellement à être en mesure d'aimer et de travailler. Le
premier verbe m'effraie moins que le second.
Terminus :
Noyelles-sur-Mer
Mon périple miniature prend fin. La place de la gare est animée par
un marché. Un café est ouvert, j'y prends une bière. Mes livres
n'ont pas été ouverts.
De la terrasse où je suis attablé avec mes compagnes de toujours,
l'alcool et la cigarette, on peut apercevoir le panneau qui signale,
plus loin, le cimetière chinois de Noyelles-sur-Mer.