A Georges de la Fuly,
par sympathie pour la personne sous ce masque
« Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu'on a de lumière. »
Blaise Pascal, fragment 90-337
« Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n'est pas de trop, si l'on en vient à l'idée d'une science nouvelle : celle des échelonnements de langage. Cette science sera inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l'expression, de la lecture et de l'écoute (« vérité », « réalité », « sincérité ») : son principe sera une secousse : elle enjambera, comme on saute une marche, toute expression. »
Roland Barthes par Roland Barthes, p.71
La bathmologie est un concept inventé par Pascal, nommé par Roland Barthes, et popularisé – si l'on ose dire – par Renaud Camus*. Je me propose ici d'en examiner quelques figures, puisées dans la lecture ou l'expérience.
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Le premier exemple qui me vient à l'esprit est tiré d'une digression au sein de la nouvelle d'Edgar Poe « La lettre volée » :
J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair ou impair faisait l'admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue avec des billes. L'un des joueurs tient dans sa main un certain nombre de ses billes, et demande à l'autre : « Pair ou non ? » Si celui-ci devine juste, il gagne une bille ; s'il se trompe, il en perd une. L'enfant dont je parle gagnait toutes les billes de l'école. Naturellement il avait un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et dans l'appréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui demande : « Pair ou impair ? » Notre écolier répond « Impair ! » et il a perdu. Mais à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même : « Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va qu'à lui faire mettre impair à la seconde ; je dirai donc : « Impair » Il dit « Impair », et il gagne.
Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné ainsi : « Ce garçon voit que, dans le premier cas, j'ai dit « Impair », et, dans le second, il se proposera, - c'est la première idée qui se présentera à lui, - une simple variation de pair à impair comme fait le premier bêta ; mais une seconde réflexion lui dira que c'est là un changement trop simple, et finalement il décidera à mettre pair comme la première fois. - Je dirai donc : « Pair ! » Il dit « Pair », et gagne. Maintenant, ce mode de raisonnement de notre écolier, que ses camarades appellent la chance, - en dernière analyse, qu'est-ce que c'est ?
- C'est simplement, dis-je, une identification de l'intellect de notre raisonnement avec celui de l'adversaire.
Les degrés se succèdent ici, du pair à l'impair, selon que l'adversaire ait plus ou moins de lumière. On pourrait en effet continuer au-delà des deux cas que propose Poe : un adversaire encore un peu moins simple se dira que revenir à « Pair » est à nouveau trop simple, et reviendra donc à l' « Impair » du nigaud – il jouera le même coup, mais celui-ci lui sera en réalité supérieur de deux degrés ; et ainsi de suite. Si l'on suppose parfaite l'identification de l'intellect du raisonnement de l'enfant avec celui de son adversaire, ce dernier ne pourra que perdre tout, dans la mesure où il s'en remet aux ressources limitées de son intelligence inférieure : l'enfant de huit ans le bat au jeu des degrés.
Mais l'adversaire pourrait, adoptant peut-être ce que Renaud Camus nomme « méta-bathmologie », rompre le jeu des degrés en s'en remettant au hasard, revenir précisément à une chance sur deux, ratio qu'il espérait optimiser dans un pari provoquant sa perte.
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La seconde occurrence n'a peut-être que l'apparence de la bathmologie. Il s'agit de la question des points de vue supérieurs. Un point de vue supérieur n'est pas seulement un point de vue meilleur que le point de vue qui lui est inférieur : c'est, comme l'indique la métaphore sur laquelle l'expression repose, un point de vue qui surplombe – et peut donc méconnaître – ce point de vue inférieur. Du haut de l'Everest, on a une vue moins précise de la vallée que celui qui l'habite.
On pourrait partir de ce que Pascal dit des trois ordres, et des rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres.
Il y a trois ordres de choses : la chair, l'esprit, la volonté.
[...]
Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi, et les corps rien.
Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé.
De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée. Cela est impossible et d'un autre ordre. De tous les corps et esprit on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité. Cela est impossible (et) d'un autre ordre, surnaturel.
La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.
Ici, il faudrait écrire les ordres à l'envers, pour voir sur la feuille que ce qui est en haut est supérieur en effet.
Soit, chez Pascal :
Charité
Esprit
Chair
La question qui se pose alors est celle d'une redescente, qu'elle soit seulement possible, nécessaire, ou souhaitable ; d'une bathmologie à l'envers. Pour reprendre mon exemple montagnard, escalader les hauteurs ne contraint pas à y rester. Mais l'exemple a ses limites : saint Augustin, une fois proprement converti, n'a-t-il pas renoncé à l'ordre de la chair, auquel il avait pourtant pris part dans sa jeunesse ? La question se complique encore en style platonicien : le prisonnier, une fois sorti de la caverne et avoir contemplé l'idée du Bien (symbolisée par le soleil), n'est-il pas invité par Socrate à y redescendre ?
Il ne faudrait pas croire, en effet, qu'il faut en toutes circonstances s'élever à un point de vue supérieur, et en appliquer partout les principes. Une illustration de cette idée est le texte de Laurent Lafforgue, « L'école victime de la confusion des ordres », mais on pourrait probablement en trouver bien d'autres.
D'autre part, les points de vue opposés se prennent souvent chacun pour un point de vue supérieur à l'autre. En vérité l'un l'emporte sur l'autre, mais qui sera l'arbitre ? Ou faut-il le penser autrement, et ces points de vue sont-ils simplement sur des sommets éloignés mais à égale hauteur ? Le cas ne me semble possible qu'en l'absence d'opposition.
Mais, bien que supérieur, le point de vue qui l'emporte en vérité peut avoir le défaut de méconnaître la vérité qui lui est d'un ordre inférieur. Exemple trivial : le libéral a peut-être raison économiquement sur son adversaire, mais il a tort de ne pas prendre en compte l'objection qui lui est faite, la dimension, ne serait-ce que négative de dénonciation des injustices, que comporte le point de vue adverse. Ou alors c'est le communiste, supérieur, qui a tort de ne pas consentir à redescendre, de temps à autre, ne serait-ce que pour tirer avantage de ce qu'un air moins élevé pourrait lui apporter.
On objectera bien sûr qu'il y a une progression manifeste d'un point de vue à l'autre, contrairement à la bathmologie où les oui et les non sont les mêmes, sans l'être. Mais, et c'est là que revient notre sujet, il se peut qu'un point de vue supérieur soit le même qu'un point de vue inférieur de deux degrés. L'application la plus célèbre de ce principe étant la sentence attribuée apparemment faussement à Pasteur : « Un peu de philosophie écarte de la religion, beaucoup y ramène ». Maître Eckhart et le charbonnier peuvent bien communier ensemble, avec la même hostie ; il n'en demeure pas moins que leurs spiritualités sont à une grande distance l'une de l'autre.
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La troisième figure me touche de plus près. Trente-trois à cinquante pour cent de mon lectorat (je veux dire par là : l'un de mes deux ou trois lecteurs) sait que c'est à une maladie mentale précise que renvoie la folie dont je projette ici l'ombre, la maniaco-dépression, la folie circulaire de Jean-Pierre Falret, dont je préfère ne pas citer l'avatar moderne pour des raisons qu'il n'est pas utile d'expliciter. Pour ceux qui l'ignoreraient, la maniaco-dépression est un dérèglement de l'humeur, qui se traduit par la succession dans le temps de phases dites « maniaques », d'exaltation, et de phases dépressives. Je propose donc d'examiner l'idée selon laquelle la maniaco-dépression serait une bathmologie de l'humeur, en tant qu'elle présente les caractéristiques transportées sur un autre plan du discours feuilleté de la bathmologie.
L'exaltation de type maniaque (plus ou moins prononcée) est un grand Oui, la dépression (plus ou moins prononcée, de même) un grand Non. Les deux se succèdent, et toute progression semble impossible. Pourtant, j'ai constaté que si mes non avaient tendance à se ressembler comme deux chats de gouttière, négation monolithe d'un même monde, mes oui n'étaient jamais exactement les mêmes. Chaque nouveau oui, chaque fois que cela revient, est l'occasion d'un certain progrès. Chaque nouveau oui est plus riche de tous ceux qui l'ont précédé, et l'occasion d'en tirer certaines leçons, a minima.
Ce sont, en somme, des acquiescements jumeaux, mais de maturités variables, plus ou moins naïfs ou conscients d'eux-mêmes.
Au premier degré j'étais convaincu, du haut de mes projets dont aucun ne vit le jour, que le monde serait bientôt mien, que l'énergie qui m'habitait, et me rendait, pensais-je, si séduisant, me permettait de tout faire ; maniaque au dernier degré, je me contente de mettre la dernière touche à ce petit texte, au terme d'une insomnie, avant de vaquer à nouveau à mes modestes activités.
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Buena Vista Park, fragments de bathmologie
quotidienne (les citations mises en exergue de ce texte se trouve dans ce volume).
Pour une première approche,
se rapporter à : bathmologie.