lundi 9 mai 2016

L'avant-garde de l'Occident

Il y a de cela un an, à Strasbourg, je m'étais retrouvé par hasard en compagnie d'un cercle de poète débutants – enfin, par hasard, j'avais été invité à leur représentation et m'étais réveillé trop tard d'une sieste, si bien que je n'avais pu assister qu'au gueuleton qui avait suivi. J'étais à l'époque hypomaniaque, très excité, impatient d'en découdre avec le monde et de lui inculquer de saines façons de penser. Dans le restaurant que nous avions choisi je discutais avec leur leader – un professeur de faculté – et je risquais l'idée selon laquelle Valéry était resté inférieur à son maître, Mallarmé. La discussion pouvait commencer.
J'attendais volontiers un démenti, voire l'affirmation de l'idée contraire, d'ailleurs je connais très mal Valéry et trop peu Mallarmé, mais à ma grande surprise, naïf que j'étais, c'est l'idée même d'une possible hiérarchie entre poètes qui fut combattue. L'idée n'est pas totalement indéfendable, bien sûr. On pourrait penser que chaque poète, chaque poète de premier rang, ayant sa propre sensibilité, a un intérêt propre qui le rend incomparable à n'importe quelle autre. Je ne suis pas loin de le penser, mais alors seulement pour les plus grands d'entre eux. 
Mais tout de même Verlaine, risquais-je, inférieur à Rimbaud, n'est-ce pas ? Je m'attirais alors les foudres, parfaitement inoffensives, d'une véritable fan de Verlaine, plutôt attirante d'ailleurs. Mais là n'est pas l'essentiel (enfin... ça dépend de quel point de vue : si critiquer Verlaine, que je n'ai presque jamais lu, suffit à vous interdire le lit d'une fille, ça devient grave comme on dit).
Bref, on devine peut-être à me lire combien devait être irritant ce jeune coq inculte donnant des leçons de poésie à des personnes s'y livrant, ou croyant s'y livrer, cœurs et âmes.
Pourtant.
Ce qu'il y avait de déplacé dans mon discours aux yeux de l'assistance, professeur compris, et point sur lequel se focalisa le débat, c'était, je le répète, l'idée même de hiérarchie. Cette idée qui a gouverné les jugements esthétiques depuis Mathusalem, celle qui consiste à penser que les hommes d'un même domaine ne se valent pas et que, partant, on peut les comparer entre eux, cette idée était malvenue. Il est connu que les Grecs appelaient "barbares" leurs étrangers ; certaines tribus d'Amazonie ont, pour désigner les individus d'un autre groupe, un mot qui est le même que celui employé pour dire "mort" ; les civilisations de tout temps, à quelques infimes exceptions près peut-être, se sont toujours jugées supérieures à leurs voisines, au point de toujours vouloir leur imposer, et de parfois y parvenir, en même temps que leur domination, leur façon de penser, leur religion, leurs coutumes. De l'Empire romain aux États-Unis en passant par l'Islam et le communisme, telle est la règle. Et voilà que de petits péteux d'étudiants s'avisent que, non, finalement tout est égal, que tout se vaut, qu'on ne peut pas comparer sauf quand c'est comparable (et encore !). 
Certes, ce que je décris est d'une banalité affligeante, la pointe extrême du relativisme s'y déploie, mais qu'on en arrive à trouver étrange, incongrue, bizarre, surprenante l'idée contraire, voilà ce qui annonce un stade nouveau que seule une avant-garde de chez nous pouvait atteindre. Car c'est là le seul point qui échappe à cette logique diabolique : il va de soi que le relativisme s'érige comme le meilleur des systèmes de pensée, bien qu'au fond tous les autres, qui le rejettent, soient valables. Oui, le serpent se mord la queue, c'est une vieille histoire.
J'exagère : il y a un domaine où un tel relativisme n'a pas de part chez ces jeunes gens, le domaine politique. Hitler ne vaut pas encore Gandhi, ni Sarkozy-le-terrible l'aimable Besancenot. J'ai bien peur qu'on ne parvienne jamais à ce relativisme achevée, et c'est bien dommage : on aurait bien rigolé.

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