vendredi 18 avril 2014

En rythme

    Marche, études, sommeil. Se lever, se laver, s'habiller. Sortir, transiter, entrer. La vie est faite de ces triviales trinités – qui n'en sont que pour le plaisir euphonique du ternaire. En binaire, en quaternaire, peu importe ; ce qui compte c'est le rythme.
    Une vie sans rythme a vite fait de s'affaisser, de se vautrer dans l'absence de sens. Le néant ni le chaos ou la mort n'ont de rythme : c'est la vie, l'être et l'ordre qui l'imposent à la matière. L'écriture vient de même briser le silence en éclats rythmés, le poème le plus visiblement. La dépression est comme une recherche désespérée et insensée d'échapper à la contrainte du rythme, les agendas n'y ont plus cours, les montres s'arrêtent, le jour et la nuit n'ont plus de pertinence propre.
    Je pense de plus en plus que l'homme ne peut être heureux qu'en rythme, ressort profond à mon avis du succès des rengaines sur l'esprit humain. Ne parvenant à choisir leur rythme, à se l'imposer, beaucoup en sont réduits à considérer que le travail, loin d'être un fléau, est la condition nécessaire de leur félicité quand bien même ils ne seraient pas contraints de s'y vouer. Morale d'esclave : l'aristocrate est celui qui n'admet pas qu'autrui décide pour lui de l'emploi de son temps : il le sait trop précieux pour cela.
    Bien que me rêvant aristocrate, je me résignais à aliéner une partie de mon temps en travail rémunéré, ne disposant pas de toute façon des rentes qui m'auraient permises de m'en affranchir matériellement, et sachant bien que chaque fois que le temps m'avait été donné je l'avais gaspillé en vains divertissements.
    Je ne saurais dire combien de temps j'ai perdu devant mon ordinateur à m'abrutir à grands coups de séries télévisées. Trop, c'est tout ce dont je suis certain. Un calcul très précis, mais basé sur des données lacunaires, m'avait donné, par un hasard où je vis un signe, 666 heures. Le nombre a peut-être doublé depuis, je ne sais pas, je préfère ne pas savoir. Je ne vais pas chercher à vous convaincre que j'aurais été un type formidable si j'avais su bien employer ce temps, d'une manière ou d'une autre. Peu importe, c'est trop tard, et je suis qui je suis. J'aimerais en revanche y voir le phénomène de l'arythmie la plus pure à laquelle j'ai pu accéder. Peu importe que les séries soient divisés en saisons, les saisons en épisodes : cela ne vaut que quand on les regarde au rythme de leur diffusion. Quand on les regarde d'un coup, enchaînant épisodes après épisodes, tout se fond en un flou indéterminé où tout se confond. Dans cette non-vie, seuls rappellent que l'on n'est pas mort les rares événements imprévus, les obligations qui vous tirent un moment d'un tel marasme. Mais le rythme est perdu, et l'on sent avec certitude qu'il ne reviendra plus jamais. Pourtant, il peut revenir.
    Dans mon cas, il revient par surprise, même si c'est souvent à la faveur de l'automne naissant, pour une raison sans doute aussi triviale que le début de l'année scolaire, recommencement auquel je suis, encore aujourd'hui, assujetti. La mélodie de la vraie vie peut alors reprendre.
    Si elle prend parfois chez moi la dimension assourdissante et exaspérante de rythmiques technoïdes ininterrompues, il arrive que les notes et les silences alternent plus harmonieusement. Je garde alors ce rythme bienheureux aussi longtemps que je le peux, redoutant le moment où le silence viendra à nouveau tout recouvrir. Aujourd'hui je ne suis plus certain qu'il reviendra, ou alors il me semble que je le chasserai, comme un importun auquel on a enfin trouvé le courage de dire le fond de sa pensée.

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