vendredi 2 février 2018

Un homme sympathique

La métamorphose du mot sympathie et de ses dérivés (jusqu'au grotesque « sympa »), dont le sens originel a certes été conservé par son synonyme latin « compassion », non sans certaines connotations religieuses qui lui étaient sans doute à l'origine étrangères, n'est pas due au hasard. Si ce mot a disparu, c'est parce qu'il n'avait pas de sens, dans la mesure où il ne référait à rien. La fortune du mot récent d'empathie n'est pas plus fortuite, chargé que se voit ce vocable de signifier le véritable degré de connexion à autrui que l'homme peut éprouver. Je crois que même le Christ n'éprouva jamais de sympathie en ce sens, ce n'est pas lui l'homme sympathique dont je veux vous entretenir : l'aurait-il été qu'il aurait lui-même dressé sa croix pour s'y crucifier. Bien entendu je ne nie pas que l'on puisse éprouver de la tristesse face aux douleurs d'autrui, mais cette tristesse est bien souvent empathique, justement, elle tient son origine et son efficace de la crainte ressentie de se trouver un jour à la place du malheureux en question. Et face à un suicide, ne sommes-nous pas avant tout pris à la gorge par le malheur, égoïste, de ne plus jouir de ce que le disparu nous apportait, bien plus que de son éventuelle souffrance, qui de toute évidence a cessé ?

Mais je ne suis pas fait pour les préambules théoriques, je n'ai pas les diplômes, je n'en ai pas le talent ; il est temps que je vous parle de cet homme que j'ai un jour croisé et dont le souvenir ne m'a depuis plus quitté.

Personne ne trouvait Robert sympa. Toujours à faire la gueule, parlant à peine, les yeux parfois embués par des larmes naissantes qu'il tâchait autant que possible de cacher, il inspirait tout au plus une vague pitié, et passait pour un misanthrope. C'est qu'il se mêlait peu aux gens, Robert, bien qu'il était inexplicablement amené à les fréquenter. Dans le café où il avait ses habitudes, il descendait les verres en silence, sans rien dire, jetant autour de lui des regards méfiants. Si d'aventure le barman, un habitué, un client de passage lui adressait la parole, il répondait poliment mais évasivement, cherchant à couper court au plus vite à la conversation. Il repartait lorsque le bar fermait, et personne ne savait bien où il allait, s'il allait se terrer dans un logis dont tout le monde ignorait l'adresse, ou arpenter les nuits désormais sombres de la petite ville de province qu'il habitait. Quant à son apparence elle était banale, et me donne un bon prétexte pour éviter de tenter une description qui, réussie, n'en serait pas moins sans relief.

J'étais de passage dans cette ville pour le travail qui m'amenait souvent à voyager dans de tels endroits, et ayant quelques heures à perdre avant de reprendre le train, je cherchais un café où assouvir mon penchant pour la bière, ma journée étant pour ainsi dire finie, et le train m'angoissant moins quand je le prenais légèrement ivre. C'est idiot, je sais, d'être angoissé par le train, mais c'est une autre question, et elle n'a pas beaucoup d'intérêt. Je passais alors presque sans le voir devant un troquet sans aucune prétention et qui devait avoir l'avantage de pratiquer des tarifs bas – avec l'habitude, ce genre de choses se reconnaît sans qu'il soit besoin de voir la carte des prix. En cette journée de mai, je cherchais plutôt une terrasse pour assouvir l'un de mes autres penchants, le tabagisme, mais un rapide coup d’œil à l'intérieur me permit de voir que ce bar était fumeur, malgré l'interdiction. Cette singularité, que je savais encore pratiquée par quelques établissements marginaux, me convint de pousser la porte, et je m'installais au comptoir, commandais une bière, et souriait à l'homme qui se tenait à mes côtés, sourire qu'il me rendit : je venais de rencontrer Robert.

J'aime bien parler aux gens que je ne connais pas, lorsque je suis certain de ne pas les importuner, moyennant quoi c'est bien souvent moi qu'on importune, car ce genre de rencontres hasardeuses ce sont souvent les bavards qui les acceptent, gâchant de leurs interminables monologues toute possibilité de conversation. Sentant Robert rétif, je ne cherchais pas à lui adresser la parole, et me contentais de vider successivement quelques verres. Au bout du troisième ou du quatrième, je n'ai jamais eu la mémoire des verres, je m'avisai que Robert les descendait au même rythme, sollicitant d'un « moi aussi » le même précieux liquide à chaque fois que je repassai commande. Mais je ne l'abordais pas pour autant, me contentant de lui jeter des regards entendus. Mon mutisme n'était pas que politesse, Robert n'était pas vraiment le genre de type qui donne spontanément envie d'engager la conversation, et ce même lorsque l'alcool rend les hommes frères, s'il ne les fait pas se mettre sur la gueule.

Je suis quelqu'un de banal, jusqu'à la conviction intime d'être extraordinaire. Rien dans mon apparence ne trahit autre chose, je ne séduis particulièrement ni les femmes ni les hommes, je me contente de plaire à quelques uns d'entre eux non sans regretter, lorsqu'il s'agit des femmes et qu'elles sont jolies, de ne les attirer que si rarement. Bref, j'ignore ce qui poussa Robert, ce jour-là, à me choisir comme confident. Avec le recul, je me serais attendu à une entrée en matière solennelle, quelque prêche, discours, je ne sais, mais pas les banalités que se servent les hommes qui n'ont rien à se dire, qui les amèneront dans le meilleur cas à autre chose, dans le pire à se quitter avec le sentiment du devoir accompli : « J'ai informé mon interlocuteur de l'imminence de la pluie, je peux mourir l'âme en paix ». Robert, donc, commença par me faire remarquer qu'il faisait beau.

Bien vite, la discussion devint plus intéressante, puisque naturellement nous en vînmes à disputer des mérites comparés de diverses bières. Le bar où nous nous trouvions se trouvait avoir en réserve quantités de bouteilles exotiques de la ténébreuse Belgique, et nous laissâmes la pils que nous buvions pour nous lancer à leur découverte, non sans les commenter avec luxe de détails, comme deux amateurs que la boisson rend loquace. Bien vite je fus ivre mort. Robert, lui, si c'était le cas, n'en laissait rien paraître.

Mon récit aurait gagné à ce que je ne boive que de l'eau ce jour-là, puisque j'aurais pu restituer avec davantage de détails les paroles que mon ivresse noya dans les brumes d'un presque oubli selon un phénomène bien connu de maints buveurs, mais d'un autre côté cette conversation entre Robert et moi n'aurait alors sans doute pas eu lieu, et Dieu sait que notre choix n'est pas entre la perfection et le néant, mais bien entre l'imperfection et ce dernier. Mais il est temps d'en venir aux faits.

Alors que nous venions de terminer une bière trappiste et d'en vanter les mérites, l'expression du visage de Robert connut une légère modification, presque imperceptible, cessant de paraître seulement triste pour exprimer également une nuance d'enthousiasme, les yeux légèrement brillants sans qu'ils paraissent au bord des larmes, et le coin des lèvres se relevant très légèrement parcourant une portion infime, mais significative, de l'espace qui sépare la moue du sourire. Il se pencha alors légèrement vers moi, et me dit : « Je souffre de sympathite aiguë ».

Il répéta à ma demande l'étrange expression. Je comprenais par le suffixe et l'adjectif employé qu'il me faisait part d'une pathologie qui l'affectait, mais n'en comprenais pas pour autant le sens. Il souffrait de trouver les gens sympathiques ? Ou de l'être trop avec eux ? Le peu de relation que j'avais eu avec lui suffisait à me convaincre qu'il ne devait pas s'agir de la deuxième solution, mais la première paraissait presque aussi saugrenue. Je sollicitai alors une explication, qu'il me donna dans un long monologue, et que j'essaye de vous livrer du mieux que je peux.

« Il faut d'abord que je vous dise que je ne suis pas né comme ça... J'ai eu une enfance normale, ni particulièrement heureuse, ni particulièrement malheureuse. Ma famille n'était pas pauvre, sans être riche, et on peut dire que je ne manquais de rien. J'ai eu des camarades tout au long de ma scolarité qui fut, de même, banale. Je vous raconterais bien quelques anecdotes tirées de cette époque, mais elles seraient du même acabit, de ces petites histoires qu'auraient pu vivre tous les enfants de ce milieu, de cadeaux de noël qu'on découvre émerveillés, de petites bagarres insignifiantes, plus tard de peines de cœurs adolescentes et de médiocres succès alternant avec régularité. Je m'en veux presque de relater tout cela, qui importe si peu, et ne le fais que pour insister sur la radicale banalité de mon être.

Après un baccalauréat scientifique, j'entamai des études de médecine, ayant commencé à travailler avec suffisamment d'assiduité pour pouvoir prétendre, si mes efforts se maintenaient, à une certaine ascension sociale par rapport à mon milieu d'origine. Par le biais d'amis commun, je rencontrai Marthe, et restais en couple avec elle pendant quelques années, jusqu'à ce que ne commencent mes problèmes. J'en viens au fait.

Je venais d'avoir vingt-trois ans quand apparurent les premiers symptômes. Je m'en souviens bien, c'était un dimanche de juin, il faisait beau, comme aujourd'hui. J'allais rejoindre Marthe, nous devions aller voir un film au cinéma avant de dîner ensemble, une soirée d'amoureux sages qui m'apportait la joie simple de vivre une vie bien rangée, calme, loin de toute inquiétude. Je passai alors devant un clochard, ceux pour qui chacun, lorsqu'il ne veut pas donner, a élaboré une stratégie d'évitement, plus ou moins adroite selon son degré de politesse. Je m'apprêtais donc à le rembarrer, la mine navrée, « J'ai pas de monnaie, désolé », quelque chose comme ça, quand je sentis, pour la première fois, me prendre aux tripes cette sensation qui devait ne cesser de gagner en intensité par la suite. Ce n'était pas de la pitié, ce n'était pas de la gêne, non, c'était un immense désespoir. Le sentiment, pour moi inédit, que la vie ne m'apporterait plus jamais rien, qu'aucune solution inespérée ne se présenterait jamais. Plus étrange, plus inexplicable encore, j'avais mal aux pieds et aux dents, et plus généralement une sensation de mal-être physique dans l'ensemble de mon corps.

Tout cela s'atténua lorsque je parvins à m'éloigner, jusqu'à disparaître complètement. Je rejoins Marthe, vis un médiocre film, et dînais de bons sushis avant de retourner à notre appartement commun, y fis l'amour, et m'endormis sans peine.

A l'époque, j'étais interne dans un hôpital. Je ne faisais part à personne de mes étranges souffrances soudaines et fugitives, certain que le diagnostic ne pouvait être que d'ordre psychiatrique, et espérant alors qu'elles ne reviennent pas. Quelques semaines se passèrent, sans incident, jusqu'au jour où le service des urgences admit une victime d'accident de la route. Lorsque le brancard passa devant moi, une douleur insoutenable me prit et je m'effondrai sur le sol, les bras croisés autour de mon corps à l'agonie. Le brancard poursuivit son chemin, et lorsqu'on s'enquit de ce qui venait de m'arriver, et qui ne se faisait déjà plus ressentir, je prétextais un malaise. On me prescrit néanmoins une visite médicale, à laquelle je ne me rendis pas quand je m'aperçus que ce mal dont je souffrais s'était désormais déclaré et ne connaîtrait plus d'intermittences : je ne pouvais plus rester dans la même chambre qu'un patient sans éprouver à l'identique chacune de ses douleurs. Je ne pris même pas la peine de démissionner : abandon de poste, je fus évidemment viré au bout de quelques lettres restées sans réponse.

La plupart des gens souffrent de manière raisonnable, aussi m'est-il possible depuis ce jour de me promener dans la rue sans être trop incommodé. Mais la fréquentation d'autrui m'était devenue profondément désagréable, même avec Marthe. Mon étrange mal me permit de comprendre qu'elle ne mentait pas, lorsqu'elle prétextait la migraine pour ne pas s'unir à moi. Et, chaque mois, ce mal de ventre qui prend les femmes, et auquel je n'étais pas habitué, pour cause. De toute façon, il est extrêmement désagréable d'être au diapason des souffrances de n'importe qui, ces souffrances que seul aspire à partager celui qui les porte. Bref, je compris que je ne pouvais plus avoir de relation soutenue avec les autres, je quittais Marthe, notre appartement, ma ville, et vint m'enterrer ici, où je vis depuis lors. L'alcool émousse ce don étrange et maudit, et me permet de supporter un peu les autres, que je considère depuis néanmoins toujours avec méfiance, ayant perdu pour toujours l'envie de mieux les connaître. »

Ce long monologue me laissa un moment interdit. Ivre, comme je l'ai déjà dit, je ne pouvais m'empêcher de trouver plutôt cocasse ce récit improbable dont je retranscris la substance. Je plaignais ce pauvre bougre, bien sûr, d'autant que, pour une raison inconnue de moi, je ne pouvais m'empêcher de le croire. Mais je ne souffrais pas avec lui, moi, et j'avais un train à prendre. Je levais les yeux vers l'horloge du troquet, et constatai que mon train partait dans un quart d'heure. Il n'y en avait pas d'autre. Je laissai alors un billet sur le comptoir, et prenais congé de ce sympathique personnage, que je ne revis jamais.

jeudi 15 juin 2017

Le vieux petit athée

    Il avait vécu sans religion toute une vie, et la fin de ses jours approchait. Il professait partout un athéisme radical, presque prosélyte, missionnaire renversé de l’absence de foi en Dieu. Les formes concrètes des divers cultes ne l’intéressaient pas, « Je ne traite pas avec les intermédiaires, disait-il, surtout les intermédiaires du grand Rien ». Cette foi inversée occupait chacune de ses pensées, si bien que Celui qu’il refusait pour Seigneur occupait davantage son esprit que celui de la plupart des croyants.
    Sa conviction ne s’accompagnait d’aucune philosophie comme on en bricole parfois pour pallier à l’absence de la plus vieille des spiritualités, en morale il se contentait de respecter les lois de son pays, et professait à tous vents « Dieu n’est jamais né ! »
    Il n’était animé ni de haine, ni de ressentiment contre la vie, qui lui souriait plutôt. Je crois qu’au fond Dieu l’aimait bien, lui qui ne se risqua jamais à salir son nom autrement qu’en cherchant à l’effacer. Négateur, certes, enthousiaste et obsessif, il n’avait rien d’un blasphémateur, n’aimant pas perdre son temps, et non par un quelconque respect, on le voit.
    Il finit par mourir, ne laissant aucun testament, aucune indication. On raconte que son corps, retrouvé inanimé chez lui, retourna à la poussière en trois jours. On raconte aussi que le Tout-Puissant, faute de pouvoir l’accueillir en son Paradis, lui fit une place dans ses Limbes.

jeudi 18 août 2016

Indices de véracité

Souffrir de ses pensées, en concevoir le désir qu'elles soient fausses.

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Ne pas croire qu'on a toujours eu raison.

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Choir lors de joutes oratoires.

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Être risible (régulièrement).

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Savoir, sans avoir besoin de savoir les situer, qu'il nous arrive d'errer dans des zones d'erreur.

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Le charme, un sourire ; et la colère – magnifique la colère.

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Croire que la vérité existe, savoir que tous ne la désirent pas toujours.

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Se prendre au sérieux.

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S'acharner à se crever les yeux après se les être arrachés ; toucher à toutes les pensées, serait-ce pour les repousser ; avoir du nez ; n'entendre ni plus, ni moins, que ce qu'il faut ; goûter la ciguë jusqu'à la lie.

lundi 9 mai 2016

L'avant-garde de l'Occident

Il y a de cela un an, à Strasbourg, je m'étais retrouvé par hasard en compagnie d'un cercle de poète débutants – enfin, par hasard, j'avais été invité à leur représentation et m'étais réveillé trop tard d'une sieste, si bien que je n'avais pu assister qu'au gueuleton qui avait suivi. J'étais à l'époque hypomaniaque, très excité, impatient d'en découdre avec le monde et de lui inculquer de saines façons de penser. Dans le restaurant que nous avions choisi je discutais avec leur leader – un professeur de faculté – et je risquais l'idée selon laquelle Valéry était resté inférieur à son maître, Mallarmé. La discussion pouvait commencer.
J'attendais volontiers un démenti, voire l'affirmation de l'idée contraire, d'ailleurs je connais très mal Valéry et trop peu Mallarmé, mais à ma grande surprise, naïf que j'étais, c'est l'idée même d'une possible hiérarchie entre poètes qui fut combattue. L'idée n'est pas totalement indéfendable, bien sûr. On pourrait penser que chaque poète, chaque poète de premier rang, ayant sa propre sensibilité, a un intérêt propre qui le rend incomparable à n'importe quelle autre. Je ne suis pas loin de le penser, mais alors seulement pour les plus grands d'entre eux. 
Mais tout de même Verlaine, risquais-je, inférieur à Rimbaud, n'est-ce pas ? Je m'attirais alors les foudres, parfaitement inoffensives, d'une véritable fan de Verlaine, plutôt attirante d'ailleurs. Mais là n'est pas l'essentiel (enfin... ça dépend de quel point de vue : si critiquer Verlaine, que je n'ai presque jamais lu, suffit à vous interdire le lit d'une fille, ça devient grave comme on dit).
Bref, on devine peut-être à me lire combien devait être irritant ce jeune coq inculte donnant des leçons de poésie à des personnes s'y livrant, ou croyant s'y livrer, cœurs et âmes.
Pourtant.
Ce qu'il y avait de déplacé dans mon discours aux yeux de l'assistance, professeur compris, et point sur lequel se focalisa le débat, c'était, je le répète, l'idée même de hiérarchie. Cette idée qui a gouverné les jugements esthétiques depuis Mathusalem, celle qui consiste à penser que les hommes d'un même domaine ne se valent pas et que, partant, on peut les comparer entre eux, cette idée était malvenue. Il est connu que les Grecs appelaient "barbares" leurs étrangers ; certaines tribus d'Amazonie ont, pour désigner les individus d'un autre groupe, un mot qui est le même que celui employé pour dire "mort" ; les civilisations de tout temps, à quelques infimes exceptions près peut-être, se sont toujours jugées supérieures à leurs voisines, au point de toujours vouloir leur imposer, et de parfois y parvenir, en même temps que leur domination, leur façon de penser, leur religion, leurs coutumes. De l'Empire romain aux États-Unis en passant par l'Islam et le communisme, telle est la règle. Et voilà que de petits péteux d'étudiants s'avisent que, non, finalement tout est égal, que tout se vaut, qu'on ne peut pas comparer sauf quand c'est comparable (et encore !). 
Certes, ce que je décris est d'une banalité affligeante, la pointe extrême du relativisme s'y déploie, mais qu'on en arrive à trouver étrange, incongrue, bizarre, surprenante l'idée contraire, voilà ce qui annonce un stade nouveau que seule une avant-garde de chez nous pouvait atteindre. Car c'est là le seul point qui échappe à cette logique diabolique : il va de soi que le relativisme s'érige comme le meilleur des systèmes de pensée, bien qu'au fond tous les autres, qui le rejettent, soient valables. Oui, le serpent se mord la queue, c'est une vieille histoire.
J'exagère : il y a un domaine où un tel relativisme n'a pas de part chez ces jeunes gens, le domaine politique. Hitler ne vaut pas encore Gandhi, ni Sarkozy-le-terrible l'aimable Besancenot. J'ai bien peur qu'on ne parvienne jamais à ce relativisme achevée, et c'est bien dommage : on aurait bien rigolé.

dimanche 8 mai 2016

Liste de phrases


« Mais Jean, t'es pas Debord ! », à une époque où je l'avais oublié.

JW



« Chaque blessure laisse une cicatrice », à propos du tabac.

FD



« Mais des milliards de milliards, Jean ! », à propos des atomes d'un brin de poussière.

CE



« Si t'es pas content, t'as qu'à te jeter dans le canal ! », et je le fis.

PMD



« Tu ne serais pas un peu inconstant ? », à une époque où cette évidence crevait les yeux au bulldozer.

RG



« Seul un océan d'alcool pourrait me soulager »

PMD



« Je suis vraiment un spécialiste de la connerie ! », après avoir oublié un détail sans importance.

RB



« Bouh ! C'est très vilain ! », à propos d'une cigarette que j'allais fumer.

RC



« Mais on n'est pas tes amis, Jean ! », de la part du membre d'une bande que j'appréciais beaucoup.

FXL



« La poésie lyrique, c'est comme le nationalisme : on ne pardonne plus ça qu'aux étrangers. »

CE



« J'ai envie de toi. », au sommet de la Basilique du Sacré-cœur.

CP

« T'es quelqu'un de profondément déprimé, non ? »
RC

« C'est déjà fait », à propos d'une lettre par moi envoyée, qu'elle n'avait pas apprécié, que je lui ai alors dit de déchirer.
HL

samedi 7 mai 2016

Psychosophie du maniaque : le temps distordu


Mon meilleur ami m'a commandé un texte, « Psychologie du maniaque accélération et distorsion du temps », en m'autorisant à en modifier légèrement le titre. C'est ma première commande, je compte bien l'honorer.

Le maniaque au sens bipolaire, au sens de la maniaco-dépression, est donc l'homme qui va trop bien. Il est sur l'autre versant, le contraire de la dépression, celui où l'on monte tellement haut, Icare, qu'on finit par se brûler et s'écraser. Le rapport qu'un tel état induit à la temporalité a en effet quelque chose de particulier.

Commençons par énoncer quelques évidences : le maniaque a beaucoup de temps puisqu'il ne dort plus, ou presque. Il sera souvent dépendant à diverses substances. Celui dont je parle privilégie café, bière et tabac, mais sa véritable dépendance est affective : il a un besoin maladif de l'amour des autres, et tous les signes de désamour le blessent comme l'acide sur la plaie. Il parle beaucoup, vite, et utilisera tous les moyens mis à sa disposition pour communiquer ce qu'il souhaite énoncer. Il pourra être pudique, cacher en public, Li Po dans les tavernes, nous dit Debord, les stigmates dont son psychisme et, parfois, son corps, sont couverts. J'oublie de nombreuses caractéristiques, mais comme on m'a demandé de parler du temps, je propose de commencer.

« Le vrai goût du passage du temps », comme le dit Debord, encore. Sur cela je ne reviendrai pas. Car ce n'est pas de la teneur du temps, de ce qu'on y goûte, que je veux parler, je souhaite explorer le temps du temps.

Certaines attentes correspondent, pour le maniaque, à une crucifixion de plusieurs siècles. Régressif, infantile, le maniaque veut tout tout de suite, Scarface, « I want the world and everything in it » - and I want it now. Le maniaque peut tomber amoureux en une fraction de seconde, parce qu'on aura fait un geste, saint Martin, comme lui donner un morceau de biscuit alors qu'il avait faim. Le plus troublant est que, dans certaines circonstances, cet amour pourra durer. Dans le cas clinique sur lequel je me penche, le feu de l'amour avait duré plusieurs mois sans combustible, non réciproque, et les braises mirent plus longtemps encore à disparaître. Huit minutes suffisent au maniaque pour réformer sa vie, changer de religion, de parti, de patrie, de Terre… Mais le maniaque est aussi monomaniaque. Il écoutera en boucle une chanson parce qu'elle lui a plu, qu'il en est tombé amoureux, et gardera pour elle une tendresse nostalgique pour le restant de ses jours. Il semblera aimer beaucoup les gens, et ses plus proches amis le lui reprocheront parfois, comme un manque de fidélité, alors qu'il ne les trompe le plus souvent que faute de mieux (le plus souvent, car il arrive qu'il fasse effectivement d'extraordinaires rencontres), et ne voudrait rien tant qu'ils se rendent pour lui disponibles en permanence, vingt-trois heures sur vingt-quatre. Le maniaque a beaucoup de temps, mais il vit dans l'urgence permanente, car il sait que le feu ne laisse, à terme, derrière lui, que cendres et fumée. Il peut avoir de fortes attaches, il peut aimer l'engagement, et s'y tenir.

Il peut beaucoup, mais n'arrivera le plus souvent à rien, faute de temps.

jeudi 5 mai 2016

Charybde et Scylla



Quand on lit trop vite, ou trop doucement, on n'entend rien.
Pascal, Pensées (L41)

Deux écueils : mimer une folie absente ; l'ignorer lorsqu'elle cesse de l'être.
Deux écueils : lire Bernard-Henry Lévy ; lire Alain Soral.
Deux écueils : la pornographie ; le puritanisme.
Deux écueils : le fascisme ; l'antifascisme.
Deux écueils : mettre en oeuvre une séduction lourde, si fréquente et si pénible ; être si léger, en faisant la cour, que ça ne se voit pas.
Deux écueils : les cheveux longs des garçons ; les cheveux rasés des filles.
Deux écueils : Dali ; Malévitch.
Deux écueils : la lettre qui tue ; l'esprit qui plane.
Deux écueils : la merde ; le plastique.
Deux écueils : Jul ; Jul.
Deux écueils : les trous de mémoires ; et c'était quoi l'autre déjà ?